Il y a des jours comme ça où l’envie de jouer nous prend à la gorge. Irrépressible, fatidique. Et pourtant, malgré l’imposant backlog qui nous guette de ses grands yeux vitreux, rien ne se démarque. On patauge et puis, une résurgence, le flash d’un jeu très apprécié mais au souvenir vaporeux, et donc l’appel de la redécouverte. Clairement la meilleure idée.
L’étrange histoire d’Edith Fincher
WREF est un jeu sorti en 2017 sous l’égide d’Annapurna Interactive, un jeune label qui met le grappin sur des jeux indés axés sur le narratif et/ou une idée de gameplay originale (Outer Wilds en tête !!!!). Deuxième jeu du studio Giant Sparrow (à qui l’on doit le très apprécié The Unfinished Swan sorti exclusivement sur PlayStation en 2012), il a rapidement convaincu son monde, moi en tête. Intelligent, bien écrit, surfant sur une vague fantastique qui joue sur la porosité entre réel et non-réel, il est de ses jeux rares à l’aura puissante et unique dans lequel chaque aspect nourrit le propos de fond. C’est de la frappe, tout simplement.
Niveau setting, on n’est clairement pas sur la thématique la plus joyeuse : on incarne Edith (surprise), revenant dans sa maison familiale abandonnée après 6 ou 7 ans d’absence, bien décidée à lever le voile sur les mystères entourant les décès des membres de sa famille, dont elle est la petite dernière. Pas de bol en effet, les Finch subissent depuis trois générations une malédiction venue d’on ne sait où, qui les tue un à un prématurément, et de manière… rocambolesque. Beaucoup de mélancolie à prévoir donc, avec un regard toujours doux-amer sur les petites histoires entourant ces personnages, le temps qui passe, la mémoire, les lieux de souvenir, la postérité. Ceci dit, le ton embrassant l’onirisme des contes de fée, l’atmosphère reste légère, parfois amusée, et les histoires suffisamment inventives pour que l’on se laisse facilement happer.
On a toujours envie de continuer à explorer cette maison, en déambulant façon walking simulator dans les différentes chambres ayant appartenu aux membres. Le pattern est chaque fois identique : on entre dans la pièce, on observe, on trouve un élément concret (un flipbook, une lettre, une photo, etc.) qui nous plonge dans les derniers instants du personnage en question, et on passe à la pièce suivante. Sachant que chaque membre de la famille a une mise en scène propre qui épouse sa personnalité, rendant chaque petit récit unique.
Maman, j’ai raté l’aviron (ça spoile un peu)
En relançant le jeu, je me souvenais d’une scène en particulier. Une scène qui m’a profondément marqué, probablement l’une des expériences vidéoludiques les plus fortes que j’ai pu faire. Mais comme j’adore le suspense, je n’en parle pas maintenant. Je me souvenais aussi à quel point ce jeu délivrait des passages saisissants de justesse au niveau de leur tonalité, de leur atmosphère, et des mécanismes en place. De nouveau, j’ai eu la joie de me promener dans ces pièces fourmillant de détails, où tout semble avoir été abandonné il y a quelques jours seulement, où tout semble pouvoir s’animer à chaque instant. Entre la vie et la mort. J’avais oublié à quel point, tout, dans ce jeu, figurait la porosité entre le réel et le non-réel, jusque dans cette maison personnifiée qui m’apparaissait comme un personne à part entière. J’ai été alors pris d’une vibe nostalgique pour le genre des walking simulators, qui avaient à cette « époque » le vent en poupe mais qu’on raillait joyeusement parce que oui, tout ce qu’on y fait, c’est marcher en ligne droite jusqu’à la fin donc « lol c’est pas du jeu vidéo ». Bordel, qu’est-ce que j’aime marcher dans ces mondes créatifs où le regard seul suffit à raconter, comme si l’on mettait un film sur pause pour prendre le contrôle de la caméra, et déambuler à l’envi dans un monde fictif qui nous attire tant. On reconstruit alors le puzzle de vies dont les seuls témoins sont les objets trainant ici et là, on suppose, recoupe les informations, déduit… Tout ça est purement optionnel, mais je ne connais rien de plus satisfaisant, à la croisée de l’exploration dans ce qu’elle a de plus pure et du voyeurisme (legit bien sûr, tkt).
La particularité de ce jeu, c’est, comme évoqué, qu’il surfe en permanence sur le fantastique, en brouillant les pistes entre réalité et fiction. Les morts sont ainsi tantôt extrêmement « triviales » (une noyade, une chute, etc.), tantôt invraisemblables (la gourmandise amène une enfant à se transformer petit à petit en monstre, une ancienne star du cinéma se fait bouffer par des fans-zombies, etc.), et tout est fait pour que notre imagination soit mise à contribution. Ainsi la maison, au départ très classique, devient structurellement de plus en plus improbable, comme pour mimer notre ascension (physique d’ailleurs) dans l’imaginaire. Dans les pièces, on s’échappe du présent grâce à une BD, un poème, une photo, un journal intime, autant de supports artistiques qui permettent justement à l’esprit de s’affranchir des règles tangibles de notre réalité. Et le jeu adore jouer sur ces deux aspects, en glissant dans la maison des détails qui corroborent autant qu’ils contredisent ces histoires farfelues. À ce stade, le jeu est déjà incroyable, et montre une certaine maturité du genre en termes d’écriture et de narration, qu’elle soit visuelle ou textuelle. Mais il a bien, bien plus à offrir.
Lewis a mis le thon (ça spoile sec)
Arrivent les deux dernières histoires. Celle de Milton d’abord, petit frère d’Edith, qui est le seul personnage pour lequel le corps n’a pas été retrouvé. Nous arrivons à l’étage, lequel est accessible depuis l’extérieur de la maison seulement. Nous venons de voir la chambre de Sam, le grand-père d’Edith, puis une petite école improvisée pour les enfants de Dawn (Milton, Lewis et Edith). Vient ensuite une sorte d’observatoire tout de blanc vêtu (ce qui rappelle immédiatement la direction artistique de The Unfinished Swan), dans lequel nous pénétrons par la fenêtre. À l’intérieur, sur un énorme tableau, une gigantesque porte peinte en noir, sur les murs, des portraits de Milton, couronné. Des maquettes de niveaux complets du premier jeu du studio sont disposées ça et là. Les références sont évidentes, et assumées, Milton étant d’ailleurs (je l’apprends à l’heure où j’écris ces lignes), un personnage faisant partie du lore de The Unfinished Swan. Au sol, des traces de pas jaunes relient le tableau à un bureau, sur lequel trône un flipbook intitulé Milton Finch in the Magic Paintbrush. À ce stade, on a touste compris ce qu’il s’était passé. Le livre nous le montre clairement : on y voit Milton peindre un autoportrait qui finit par s’animer (le même qu’on voit sur les murs), puis dessiner un flipbook (hyper méta, bravo) dans lequel il peint la fameuse porte noire. Il entre, tire sa révérence, puis disparaît. On tourne quelques pages désespérément blanches, puis on repose le livre. Fin de l’histoire… Je ne saurai décrire les émotions ressenties après avoir vécu ce passage une deuxième fois. Une mélancolie teintée d’extase, une compassion pour ce personnage se perdant dans ses affres créatrices, une admiration pour le subtil traitement de ses symbolismes narratifs évidents, ces entremêlements méta qui renforcent le drame avec douceur… Je me suis surpris à tenter par tous les moyens d’interagir avec le tableau, à contempler l’autoportrait de Milton de longues minutes en espérant le voir bouger, laissant son regard et son sourire me pénétrer froidement. J’avais peur que ça arrive, mais j’en avais envie. Et, tout en sachant que c’étaient là des fantasmes de joueur, j’avais ouvert le champ des possibles, laisser la réalité du jeu affecter ma réalité. J’avais aboli la frontière. Comme Milton, j’étais dans une suspension temporelle, un entre-deux où tout pouvait arriver, lui, physiquement, dans un monde fictif infini (unfinished), moi, spirituellement, dans la tangibilité d’un jeu que mon imaginaire cherchait désormais à confronter. Un pur moment artistique.
Mais l’histoire de Lewis va encore plus loin. Lewis, c’est un ado qui travaille dans une conserverie, où il découpe machinalement du saumon (oui, j’ai triché). Comme il s’ennuie ferme, il se met à imaginer moults histoires pour tuer le temps, se rêvant roi partant à la conquête du monde. La phase de gameplay commence simplement : je suis devant une table et, avec le stick droit, je dois aller chercher le saumon à gauche, le ramener à droite pour le découper, puis l’avancer pour le déposer sur un tapis roulant. Trois mouvements, un seul doigt, d’une simplicité et d’une répétitivité… exemplaires. Puis vient, sur la gauche de l’écran, une petite incrustation figurant l’imaginaire de Lewis, dans laquelle je dirige un personnage avec le stick gauche, tout en continuant à découper mon saumon. Arrivé à un embranchement, on me propose de faire des choix (relatifs aux différentes routes à emprunter, à mon objectif final, etc.) qui influent sur le déroulé du récit. L’incrustation devient de plus en plus envahissante sur l’écran de jeu, les environnements plus détaillés (on passe de la 2D à la 3D, de la troisième personne à la première), je vais envahir des villages, je me retrouve roi acclamé par mes sujets et puis… vient ce moment où je me rends compte que, depuis tout ce temps, j’étais toujours en train de bouger mon stick droit pour découper le saumon, sans même en avoir conscience. C’est un sentiment très, très étrange que j’ai ressenti alors. Un sentiment qu’on connaît tou.te.s, celui de remettre les pieds sur terre après un moment d’absence. Mais il y avait là quelque chose de plus. C’était un sentiment provoqué, quelque chose qu’on avait placé insidieusement placé en moi. C’est même la seule et unique fois qu’un jeu vidéo me mettait à 100% dans la peau d’un avatar, sans même avoir conscience de ce que je faisais, de qui j’étais. J’étais Lewis. Perdu dans mes pensées, perdu dans mon imaginaire, réalisant simultanément deux opérations distinctes n’ayant apparemment aucun lien. « My imagination is as real as my body », nous dit-il. Difficile de le contredire quand celle-ci prend le pas sur l’autre, dans un trip dysphorique confondant. Un pur moment de jeu vidéo.
What Remains of Edith Finch est une jolie histoire, aussi intime que grandiloquente, aussi amère que touchante. C’est surtout un grand jeu. Un jeu qui simule et stimule notre imaginaire comme rarement. Un jeu où le fantastique vient constamment bouleverser notre rapport au réel, jusqu’à nous faire douter des limites tangibles du jeu comme des nôtres. Comme dirait je sais plus qui dans Glass Onion : « What is reality ? »
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