Décidément, les fins de jeu poignantes ont l’air d'être de rigueur en ce moment. Après Scorn dont les derniers instants m’ont fait réévalué un ensemble plutôt médiocre en stimulant l’imaginaire, celle d'A Plague Tale: Requiem a fait l’effet d'une bombe émotionnelle. Percutante, brutale, osée, elle m’a, comme les derniers instants du jeu, enchanté. Problème cette fois-ci : elle ne sauvera pas un jeu autrement scolaire et bancal à mes yeux. Pavé César…
Ah qu’est-ce que Sobo la Provence
Comme le précédent titre de la série du studio Asobo, A Plague Tale: Innocence sorti en 2019, j’ai eu ici beaucoup de mal à rentrer dans cette suite qui reprend globalement là où on s’était arrêté (pour rappel il s’agit toujours de savoir si Hugo peut être sauvée de la Macula, le covid du XIVe siècle). Pourtant, tout semble être fait pour moi, à commencer par l’inspiration évidente qui est ici mise à l’œuvre : la philosophie Naughty Dog, avec The Last of Us en tête, et cette idée de développer une relation entre deux personnages. Je veux dire, ça transpire de partout, tout le temps. Une ambition clairement affichée dans chacun des choix, dans la mise en scène, dans le gameplay et la structure. Problème, n’est pas Naughty Dog qui veut l’être, et entre la sortie des deux jeux de notre studio bordelais, le chien méchant a lui vu naître la deuxième partie de sa série phare, en 2020, et un remake de sa première en 2022. Deux énormes aiguilles qui remettent les pendules à l’heure, et au sein de laquelle Asobo peine à marquer les secondes. Et comme souvent avec les jeux de cette envergure qui essaient de se frotter aux plus grands, la comparaison est injuste, impossible, et peu probante. Elle est pourtant inévitable quand les ambitions du studio dépassent les ressources allouées et ne cherchent pas à s’affranchir de leurs inspirations.
Commençons tout de même par saluer le travail assourdissant qui a été mené ici. La direction artistique déjà, somptueuse, splendide, qui nous fait voyager dans les paysages chatoyants d’une Provence moyenâgeuse. Loin de la grisaille avoisinante qui caractérisait le premier opus, le studio a ici revu sa copie pour nous offrir une belle palette de couleurs, le tout dans des environnements criant de réalisme et de beauté. Tout au long de l’aventure, le jeu va ainsi enchaîner de magnifiques tableaux qui permettent au moins de s’émerveiller un temps entre deux phases de gameplay tristounes. Des hordes de rats à ne plus savoir quoi en faire, des grottes humides à la roche saillante, des rivages nocturnes tendrement éclairés par la lune, des cités ensoleillées qui sentent bon la fleur d’oranger et j'en passe… Mes yeux se sont régalés, comme mes oreilles. Car c’est l’autre point fort du jeu : la musique, évidemment, d’un Olivier Derivière qui mène depuis quelques années le combat de l’OST interactive (music design comme il l'appelle), se transformant organiquement en fonction des actions que l’on effectue dans le jeu. Résultat : un trip prenant, orchestral, qui épouse parfaitement nos moindres faits et gestes, magnifiés par les envolées de violoncelles et de chœurs endiablés (celui du Chœur philharmonique estonien tout de même. Bon ça ne me parle pas mais à priori, ça pèse dans le game).
Malheureusement pour moi, si je salue la qualité des textures et de l'ambiance, reste que je ne suis pas client de la patte Derivière. Ses compositions ne me provoquent pas grand-chose, je trouve son travail assez archétypal dans ce qu'il cherche à accomplir, tombant très vite dans des schémas stigmatisés qui stoppent toute surprise, donc toute émotion. Les boucles s’enchaînent, se développent peu, si bien qu’on finit par voir la sacro-sainte musique interactive comme un effet venant doubler la narration textuelle et visuelle, sans ajouter forcément de plus-value. Le côté procédural de son design musical lorgne davantage du côté des moyens techniques de production plutôt que de la musicalité. Allez, forcément il fallait que j’apporte pour grain de sel même quand je parle des qualités du jeu… Vraiment, je ne suis pas fait pour ce jeu.
A plague on both your houses
Ou peut-être que c’est le jeu qui n’est pas fait pour moi. Peut-être que, mis bout à bout, ces efforts largement louables finissent par me passer au-dessus. Parce que leur somme ne fonctionne pas. On a plus de tout certes (une DA plus léchée, une OST plus quali, un gameplay action revu et agrémenté de mécaniques plus variées, une meilleure gestion du rythme, etc.), mais les bases restent pour moi très scolaires, et l’ensemble se marie difficilement. On sent encore les ficelles malgré la montée en gamme du studio. Clairement, l’ombre de Naughty Dog pèse encore sur ses épaules et, à force de trop vouloir faire « comme », le jeu peine à assumer ses propres forces.
Il n’y a pas d’éléments ratés en soi, mais toujours des bonnes mécaniques mal mises en situation, ou contrebalancées par d’autres pans du jeu qui viennent les parasiter. Ainsi, le jeu est mieux rythmé, mais ce même rythme l’empêche de s’exprimer pleinement et nous empêche d’en profiter : les personnages parlent tout le temps, la musique ne s’arrête jamais, la structure obéit maladivement à des changements précis de phases de gameplay, réglées comme du papier à musique (course-poursuite, combats en zone semi-ouverte, exploration, rats). Le jeu en fait trop, et ne fait confiance ni en nous ni en lui-même pour se raconter (pour preuve, la première énigme que l’on rencontre se voit spoiler de but en blanc par notre sidekick).
Les phases avec les rats, bien qu’impressionnantes visuellement, procurent en réalité peu d’émotions et d’émois tant les mécaniques huilées ne sont jamais bousculées : la règle est simple, tant qu’on est près d’une source de lumière, ils ne peuvent rien contre nous. Donc, on allume des torches pour se mettre en sécurité, on jette une jarre de feu pour se créer un chemin jusqu’à la prochaine source sûre, on allume un bâton pour répéter la même opération, etc. Si bien qu’on ne se sent jamais en danger devant ces hordes de rongeurs pourtant inquiétants (saluons la prouesse technique niveau développement tant ils sont nombreux à l’écran). Ces mêmes rats qui affichent pourtant, dans les phases de poursuite ou dans les cinématiques, leur toute puissance, se comportant comme des rouleaux-compresseurs détruisant tout sur leur passage. Ratgeant (bravo).
Niveau écriture, les personnages gagnent en profondeur et en humanité, dévoilant des émotions qu’on ressent par moment, nouant surtout des liens crédibles et authentiques plutôt jolis (on pense à Amicia et Hugo, ou Amicia et Lucas). Mais (on l’a dit), ils ne la ferment jamais, nous empêchant de profiter des moments calmes ou de la sublime direction artistique. Pire, ils s’expriment souvent pour rien, et contredisent une ambiance, un ton, voire le scénario : Amicia qui répète des phrases-types parfois déconnectées du contexte (du style : "reste concentrée"), qui exprime une émotion contradictoire avec ce qu’on vient de vivre, ou qui fait des choix dépourvus de sens (je pense à un personnage en particulier avec lequel on connaît moult rebondissements n’ayant ni queue ni tête vu les enjeux et objectifs d’Amicia et Hugo).
Niveau gameplay enfin, c’est pas foufou. Certes il y a plus de possibilités (on peut crafter des éléments alchimiques à appliquer sur notre fronde, notre nouvelle arbalète ou des pots, multipliant les possibilités d’action), on a des environnements plus ouverts qu’auparavant, offrant plusieurs chemins pour atteindre la fin de la zone avec moult coffres à looter… Mais le tout reste bien sommaire, voire caduque et artificiel. La partie infiltration, bancale, nous permet d’échapper très vite aux soldats nous ayant repéré, ce qui réduit pas mal l’intérêt d’effectuer ces phases. Les coffres ? Peu d’attrait aussi, car on se retrouve bien souvent à utiliser des matériaux pour… en regagner. On a bien une ressource permettant d’upgrader un élément de notre choix (fronde, arbalète, etc.), mais vu que les parties combat et infiltration sont peu intéressantes et que le jeu nous donne de toute façon les ressources nécessaires lorsqu’on en a besoin : j’ai fini par ne même plus y prêter attention. D’autant que, de base, on joue quand même une adolescente capable de tuer des soldats d’un seul coup en leur lançant une pierre au visage, rendant ce sentiment de progression peu crédible.
(JE SPOILE SANS VERGOGNE LA FIN DU JEU)
Hugolri bien qui rira le dernier
J’ai dressé ici une longue, malheureuse, et soporifique liste des différents défauts de ce jeu, qui essaie maladroitement d’être autre chose qu’un menu maxi best-of d’idées dopées à des nouveaux moyens de production pour ce studio. J’ai pas très bien vécu le jeu, on l’aura compris. Je l’ai trouvé poussif, scolaire, bancal, et presque « présomptueux » dans sa volonté de pousser l’ambition plus loin, alors qu’il reste de base gangréné par les mêmes problèmes que son aîné. Cette maladie des studios modestes de ne pas calibrer leur ambition en fonction de leurs ressources, se privant par-là de trouver leur propre expression. Et je ne dis pas que c'est simple, ou profondément raté ici. Faire un jeu tient du miracle et obéit à moult logiques souvent contradictoires.
Et puis, vient la fin.
Dernier chapitre du jeu. Je sens que le final pointe le bout de son nez rose. Le jeu gonfle, se teint d’une noirceur qu’on sent définitive, irrémédiable. Les personnages, comme appelés par leur destin et convaincus du scénario se déroulant sous leurs yeux, gagnent en intensité, en profondeur, en maturité aussi. Ils scellent leur relation, partagent leur amour et leurs peurs, renouent finalement avec leur drame. Pour symboliser l’inévitable tragédie, le jeu prend une ampleur quasi fantastique, avec des tableaux impressionnants esthétiquement, grandioses, oniriques, nous écrasant par leur noirceur et la façon dont ils tranchent avec le reste du jeu. Fini le soleil, la douceur violacée des lavandes, la tranquillité d’une rive nocturne. Aux élans stridents, tourbillonnant des coups d’archers sur les violoncelles, répondent les vagues incessantes des rats nous tombant dessus, la vivacité d’un ciel rouge menaçant sur lequel s’esquisse péniblement notre ultime but : un Hugo inarrêtable, transformé par la maladie et l’abandon. Il doit s’éteindre pour que s’éteigne la peste.
Le plus tristement amère avec ce jeu, c’est qu’il raconte beaucoup plus quand il se tait. C’est quand, à l’instant même où l’on porte le coup final sur notre frère, enfin, la musique, l’écran se coupent net, et le générique se lance alors, dans un silence de mort. C’est quand, après s’être battu corps et âme pour survivre, après avoir décimé des centaines de soldats et risqué plus d’une fois de mourir, le jeu attend de nous que nous baissions les armes devant des rats s’approchant inexorablement, dans un pied de nez à un élément central du jeu : il nous faut éteindre un feu qui ne nous protège même plus, pour signifier la reddition. Alors oui, c’est peut-être précisément parce que le jeu s’embourbe dans ses systèmes bancals que la fin, dans sa radicalité, est aussi poignante et juste. Mais je ne peux m’empêcher de voir là le symbole ironique, comme un aveu d’échec, d’un jeu trop gourmand pour son bien, qui trouve enfin sa propre manière de s’exprimer dans un final où l’on doit justement se taire et abandonner tout ce que l’on a construit jusque-là. Embrasser l’échec, accepter la vanité de nos penchants et de nos aspirations. Sans doute pour mieux renaître (ce qui donne de l’espoir pour une éventuelle suite même si je n’en vois pas trop l’intérêt, vu la conclusion).
C’est pas toi, c’est moi. Enfin, c’est toi. C’est nous. Tu vois bien, on va nulle part ensemble. Elle est perdue d’avance, cette bataille. Je rouspète comme un enfant manette en main, comme si tu me devais quelque chose, alors que, fondamentalement : non. Il aurait fallu, comme dans ton magnifique final, que j’arrête tout, bien avant. Que j’enterre la hache et que j’embrasse la défaite, pour ne pas devenir défaitiste. Mais je sais, tu en as des choses à dire, à faire valoir, à prouver aussi. Tu as cette flamme en toi que j’admire, cette envie, cette énergie à revendre. Comme ton emblème, la rage de vaincre et de tout dévorer sur ton passage. Et tu as fait un sacré chemin. Je pense juste que, tu vois, on ne va pas à la même vitesse toi et moi. Et puis bon, un joueur de perdu, dix de retrouvés, hein ?
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