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Hugo Gadroy

THE WITNESS (critique)

The Witness : l’inquiétante étrangeté de l’être.


Ouais, ce titre, c’est ce qui me vient là, comme ça, parce que je ne sais pas comment commencer cet article. Sous quel angle aborder une œuvre comme The Witness, quel point d’ancrage ? Pas facile. Vraiment. Alors autant balancer un truc random, faire comme si de rien n’était, et espérer que ça prenne du sens au fil de l’écriture… Merde, c’est exactement le thème en fait ! Trop fort.

Attention : cette fois on spoile sec, notamment LE gigantesque effet waouh du jeu.


J’appuie sur start. Caméra à la première personne, je me retrouve dans un tunnel sombre avec, à l’autre extrémité, une porte. Et sur cette porte, un panneau avec lequel je ne peux interagir que d’une seule manière : en traçant une ligne d’un point A à un point B, sachant qu’il n’y a qu’un seul chemin à prendre pour le faire. Je m’exécute, je comprends qu’il s’agit là du mécanisme central qui me permettra d’avancer dans le jeu. Bingo, derrière la porte se trouve un petit jardin, avec quatre puzzles, reliés à une autre porte. Cette fois-ci, les panneaux prennent la forme d’un petit labyrinthe piégeux, et je dois donc trouver le bon chemin à prendre avec ma ligne. Rien de bien compliqué, je franchis la porte, je viens de terminer le tutoriel. Je découvre alors l’étendue de l’environnement, soit une île m’offrant plusieurs petits biomes (carrière de pierre, village, forêt, sanctuaire, etc.) que je peux atteindre dans l’ordre que je souhaite, lesquels vont chacun mettre en œuvre une nouvelle règle à intégrer lors de la résolution des puzzles (relier des points entre eux avant de prendre la sortie, dessiner une forme spécifique en traçant la ligne ou encore départager des carrés en fonction de leur couleur par exemple). Voilà, ça, c’est The Witness.


Alors oui, ça ne fait pas giga rêver là tout de suite, je suis d’accord. Pourtant, le jeu révèle très vite toute son ingéniosité. Déjà, parce que la mécanique (l’interaction plutôt) est tout ce qu’il y a de plus minimale, et cependant elle devient de plus en plus redoutable au fur et à mesure que les règles s’accumulent et que le jeu gagne en complexité. Ensuite, parce qu’il n’existe aucun élément extradiégétique (un tutoriel écrit par exemple) pour nous expliquer le fonctionnement du gameplay. Tout passe par l’observation, par le design environnemental, par l’ouïe, bref, par des éléments faisant partie intégrante du jeu et de son univers. Et ça, on aime. On adore. C’est à nous et à nous seul de comprendre comment s’effectue l’interaction dans cet univers, et le jeu fait pleinement confiance en nos capacités cognitives pour ça (c’est con à dire, mais c’est loin d’être le cas dans la majorité des JV). On comprend vite, par exemple, que la montagne que l’on distingue au loin est l’épicentre de l’île et l’objectif ultime. Chaque biome, en effet, dispose d’un laser que l’on active en effectuant X puzzles pour accéder au centre de la montagne. Pourquoi ? J’en sais rien.


Parce que la force de Le Témoin, c’est que non content d’être un excellent jeu de puzzle, c’est aussi une œuvre qui déploie un univers chatoyant et travaillé, mettant en place une île bourrée de mystères où tout semble avoir été soigneusement sculpté, placé, mis en scène. Pour nous. Ces mêmes éléments qui nous permettent de jouer au jeu provoquent finalement la suspicion. C’est trop propre, trop lisse, trop… pratique. Et c’est là que commence le mind f*ck, parce que plus on avance dans le jeu, moins nos actions prennent de sens. On se met alors à divaguer longuement sur les raisons de notre présence sur une île qui sent l’artifice dans le moindre de ses pixels, la raison d’être de ces puzzles qui n’en finissent pas (le jeu se targue d’en contenir plus de 600), le nom même du jeu qui devient une énigme en soi, la présence d’audiologs disséminés à travers l’île, ou encore ces bunkers comprenant des bouts de codes, lesquels permettent dans une salle spécifique d’enclencher des vidéos d’interviews de tel.le ou tel.le penseur.euse contemporain.e, comme pour mettre à l’épreuve nos conceptions du monde en nous confrontant à divers points de vue. Ouais, il est loin ma gueule le temps des petites lignes que je traçais innocemment sur des panneaux, l’air désabusé, l’œil alerte, le cheveu au vent. Ça devient bien chéper ton jeu.

Et pourtant, je continue. Je me flingue les méninges, partagé entre la motivation mécanique à enchaîner les puzzles (jusqu’à en rêver la nuit, avec le mal de tête qui s’accompagne, vu comment ça devient dur) et la circonspection devant tant de mystère et d’inconvenance. Et tout ça, jusqu’à arriver au sommet de la montagne, tomber sur un ultime panneau à l’apparence simple, et se rendre compte que sa forme correspond en tout point à la rivière en contrebas… sur laquelle je peux interagir, comme s’il s’agissait d’un puzzle à part entière… Ce moment, véritablement, est l’un des trucs les plus dingues que j’ai vécu en JV. Tout prend sens en même temps que le mystère s’épaissit, je me mets à regarder autrement mon environnement pour découvrir dans le ciel, sur les arbres, sur une structure quelconque ou même tout autour de l’île des points et des lignes que je peux relier en fonction de mon positionnement, par le jeu des perspectives. Et en écrivant cette dernière phrase, je me rends compte que le mot-clef est là. The Witness, c’est un jeu de perspective justement, tant visuelle, auditive, que cognitive. Un jeu qui parle de notre capacité à investir, voire à surinvestir du sens dans notre environnement, tout en nous montrant à quel point celui-ci nous inspire en retour. C’est une réflexion intelligente sur la création, la manière dont celle-ci puise sa force et son essence dans son alentour tout en transformant celui-ci dès lors qu’elle se réalise. Et me voici gambadant, à parcourir l’île de fond en comble pour tracer des lignes partout, découvrir le moindre puzzle subtilement caché dans ce que je pensais n’être qu’un terrain de jeu… et qui se révèle être un laboratoire. Je suis l’objet d’une expérience visant à transformer ma perception par l’empirisme, j’ai appris à observer.


Et ce n’est pas fini. Oh non. Parce que vient aussi ce moment où je relance une partie, doté d’un nouveau savoir, d’une nouvelle perspective. Je sors du tunnel, j’arrive dans le jardin et… bien sûr. Si j’aligne le soleil avec le cadre de la porte nécessitant les quatre puzzles du départ (chéper on a dit)… Yes, un nouveau puzzle environnemental. Sauf que résoudre celui-ci fait apparaître instantanément une gigantesque structure derrière la porte, m’empêchant de retourner sur l’île. Je pensais avoir tout vu mais là… là... c’est le bordel dans ma tête. Alors bon, autant y aller. Je traverse une jolie terrasse qui surplombe l’île, chaises longues, piscine et palmiers au calme. J’enchaîne sur un bar, un restaurant, un couloir doté de divans offrant toujours un panorama de l’île sublime, toujours plus lointain, et toujours sous une autre perspective, comme si ce bâtiment se téléportait dès que je changeais de salle. Et puis, finalement, au bout d’un énième couloir, une vidéo se lance. Première personne, on voit quelqu’un se réveiller, débrancher des électrodes sur son corps, se lever, trébucher et tomber. Il est dans une maison, des tableaux représentant des puzzles du jeu sont accrochés dans la pièce, 4 ou 5 bureaux avec PC sont alignés sur le mur du fond. Il se relève, se dirige dehors, et semble sur son chemin être attiré maladivement, comme moi, par tout ce qui a la forme d’un rond. Il tapote ainsi sur un biscuit, une pièce de monnaie, un panneau accroché sur la porte des WC, des plaques de cuisson, etc. De longues minutes où, spectateur, je comprends qu’il a été autant le témoin de mon basculement cognitif, caché là-haut dans ce bâtiment mystique, que j’ai été celui de ses épanchements créatifs. Un duo asymétrique qui porte cette œuvre unique jusqu’à son paroxysme. L’inquiétante étrangeté de l’être, c’est peut-être cette mécanique insidieuse qui transforme petit à petit notre être, notre façon de voir le monde, distançant un intime que l’on pensait connaître mais qui devient étranger au fur et à mesure que nous le perdons, des données nouvelles intervenant. Puis le basculement survient, nous ne pouvons plus revenir en arrière. Nous sommes alors un.e autre, le.la seul.e véritable témoin de nos mouvances émotionnelles et cognitives, un flot constant nous baladant de points en lignes et de lignes en points.

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