The Last of Us Part II : la formule du (ré)confort
L’année 2020 s’achève bientôt (tant mieux), et avec elle la farandole vidéoludique de qualité qui l’a jalonnée. C’est donc l’heure du bilan... ou pas, en fait. Je vais plutôt parler de l’une de mes expériences phares, un jeu hors-norme qui a marqué cette année par son envergure démesurée, ses ambitions clairement en décalage par rapport aux autres œuvres de cette trempe. Vous avez lu le titre, il s’agit de The Last of Us Part II (TLOU 2) ou, moins sexy il faut l’avouer, Le dernier d’entre nous 2. L’idée, c’est de déterminer la place essentielle que son studio, Naughty Dog, occupe dans l’écurie Sony, d’expliquer pourquoi il s’agit d’un jeu majeur au sein d’une industrie en proie à des mouvances internes stagnantes, et de désosser les limites d’une formule bien établie. On s’attaque pour ce premier billet à un morceau qu’il est gros, c’est parti !
En bon quadruple A, TLOU 2 est aujourd’hui clairement le fer de lance de son studio, mais surtout du constructeur dont il dépend, Sony. Mastodonte, ogre assoiffé et gorgé de quelques millions de dollars (pas de chiffres officiels, mais on estime un minimum de 100 millions de coût de développement), il a tout du porte-étendard d’une ligne éditoriale forte visant les joueur.euse.s chevronné.e.s, avides d’une expérience en solo maîtrisée de bout en bout, que ce soit techniquement, ludiquement, mais surtout narrativement. Et ça, c’est déjà une anomalie, encore aujourd’hui, dans le club très sélec’ des AAA(A) où les maîtres mots depuis quelques années restent monde ouvert, liberté, exploration, immensité.
Ici, pas de place au grinding (enchaîner des combats ou quêtes pour prendre des niveaux), à l’exploration à grande échelle et à la myriade de points étalés sur une carte grande comme les States. Il y a une histoire à raconter, avec ses personnages, son intrigue, ses retournements de situation, ses surprises, ses thématiques et tout un panel d’émotions qui en ressort. C’est ce qui avait déjà fait la force du premier opus, sorti en 2013, lequel avait surpris son monde par son duo de personnages matures, à la trajectoire téléguidée mais nourris sans cesse par une profondeur d’être. On ne va pas se mentir, c’est encore rare chez les jeux à gros budgets, pour des raisons évidentes d’enjeux économiques et de minimisation des prises de risque afin de satisfaire le plus grand nombre. Merci, dame capitaliste.
C’est pourtant bien par ces prises de position que Naughty Dog est devenu un studio qui pèse dans le game. La quête personnelle poignante et aveuglée de Nathan Drake (héros de l’autre grande licence de ND, Uncharted), nappée d’une mise en scène-spectacle, son charisme, les allures de film interactif au rythme léché et j’en passe sont autant d’éléments qui ont été réinjectés dans la série TLOU, tout en apportant un supplément d’âme avec la gravité et le sérieux de l’univers et des thèmes abordés. Ces particularités et la méticulosité avec laquelle le studio a travaillé sa formule jusqu’ici en ont fait sa force, et Sony ne le sait que trop bien, lui qui s’est donné un mal fou lors de la génération PS4 pour établir une image de marque orientée gamer grand public, avec des jeux à la technique irréprochable, qui lorgnent tantôt du côté de l’open world, tantôt du côté du jeu narratif, mais toujours avec des héros et héroïnes au charisme imparable (Aloy, Kratos, Ellie, Jin Sakaï, etc.), et cette sensation de suivre une trajectoire personnelle (relativement) intime, car recentrée sur eux et leur rapport à un environnement immédiat (l’exclusion d’une tribu, la relation père/fils, la quête de vengeance et ses dommages collatéraux, le sens du devoir moral).
Pourtant, si la formule Naughty Dog est aujourd’hui bien rodée, elle sera peut-être à revoir pour ses prochaines productions. Oui, TLOU 2 est passé maître dans l’art très délicat de la rythmique en alternant différentes dynamiques tout au long du jeu (avec des scènes de flashback au tempo doux ; des QTE, soit des touches sur lesquelles il faut appuyer le plus rapidement possible afin de fluidifier l’action, provoquant un sentiment d’urgence ; des ruptures régulières de ton et d’ambiance via des effets de surprises narratives, etc.). Oui, TLOU 2 est un modèle d’écriture, notamment dans les dialogues (là aussi un art très délicat), et sait à chaque instant peindre des personnages aux interactions réalistes et aux expressions crédibles. Pourtant, ce séquençage systématique bien huilé (qui fait alterner différentes phases – exploration, dialogue, action, cinématique – au rythme chaque fois balisé) est en même temps un frein très probable pour le renouveau de la formule car, à force de régler sa mécanique comme un horloger, le studio finit par rendre visibles ses rouages, et donc prévisibles ses péripéties. Dans le cœur de l’action, on en vient à prévoir un changement de rythme avant même qu’il n’opère, on se doute de l’imminence d’un effet de surprise, d’une rupture pour relancer la machine. Bref, la magie s’étiole, et s’effondre d’autant plus lorsque le jeu, pour raccrocher les wagons avec son propos ou pour relancer une boucle de gameplay, crée de la dissonance ludo-narrative. Bien ciblée dans la licence Uncharted, celle-ci crée en effet un sentiment plus ou moins léger de malaise lorsque la narration se heurte à un élément de gameplay contradictoire (en gros, lorsqu’un Nathan Drake, dépeint comme le cool kid de la récré, se met à dézinguer à tour de bras des méchants pas beaux lors des phases d’action). Chez TLOU 2, nous n’arrivons jamais à ce niveau heureusement, mais il y a quand même des éléments discutables (je pense en particulier à ces collectables disséminés partout, un pur mécanisme vidéoludique pour forcer l’exploration et donner un sentiment vacant de complétude, mais qui n’a sans doute rien à faire – du moins pas sous cette forme – dans une œuvre traitant principalement d’une quête de vengeance au sein d’un monde postapocalyptique, lui-même placé sous le signe de la violence et d’une vision pessimiste, hobbesienne, de l’homme).
Autre problématique de taille, celle du danger des blockbusters à très grosse production, avec des temps de développement extrêmement longs et fastidieux laissant forcément peu de place à la créativité, et qui usent surtout les équipes. Pour arriver à un tel niveau de beauté technique, la politique du crunch (des périodes de travail intensives qu’on appelle aussi, et c’est bien plus évocateur, des “marches de la mort”) est malheureusement monnaie courante chez les gros studios, et Naughty Dog n’échappe pas à ce fléau. Tout ceci revêt le signe d’une fragilité flagrante des jeux à gros budgets, avec des injonctions à la minutie qui paraissent à la fois incompatibles avec la réalité humaine et dérisoires dans un souci de réinvention ludique, comme si le curseur était un poil décalé dans la mise en œuvre du produit vidéoludique. Comme l’aurait dit Chichi s’il était né avec un pad à la main : “Trop de prétention vidéoludique tue le ludisme.”
Ça nous laisse quoi, tout ça ? On l’a à peine esquissé jusqu’ici : un jeu d’une beauté folle, à la narration poignante car transportée par des personnages profonds, nuancés et motivés par des aléas personnels. La quête d’Ellie a cela d’incroyable qu’elle nous est racontée à hauteur du personnage et non, comme j’ai pu le lire maintes fois, selon le prisme d’un studio qui chercherait via son héroïne à distiller des jugements moraux. C’est faux : TLOU 2 n’est qu’à de très rares moments une œuvre qui cherche à traiter de la violence avec un discours stigmatisant et moralisateur. Il est surtout un jeu qui s’attache à raconter des trajectoires de personnages, des chassé-croisés de vie dont les actes et les préjudices engendrent des conséquences visibles sur les un.e.s et les autres, souvent nuisibles certes, mais jamais sorties de leur contexte, jamais questionnées d’un point de vue externe. Peu importe le degré de violence dont Ellie fait preuve, peu importe les répercussions tangibles et néfastes sur sa vie de couple, par exemple, ou encore la lente autodestruction d’un personnage aveuglé par une émotion qui la dépasse franchement : on ne nous demande jamais de nous attendrir, de regretter, de compatir, mais simplement de comprendre pourquoi toutes ces étapes sont nécessaires et logiques dans la psyché d’Ellie (soit un personnage à qui, dans le premier opus, on a volé le sens de la vie, son père adoptif Joël ayant préféré la sauver au détriment de l’humanité).
Oui, TLOU 2 est un jeu important parce qu’il cristallise tout un tas d’éléments essentiels et révélateurs d’une industrie en (très) lente mutation. Il fait office de figure de proue dans la politique éditoriale de Sony, porte-étendard des blockbusters au budget faramineux, hyperréaliste et au souci du détail mirobolant, quasi-précurseur chez les AAA(A) avec sa narration mâture et bien sentie (d’autant plus parce qu’il aborde, souvent maladroitement certes, des problématiques LGBTQ+), mais aussi symbole d’une fragilité structurelle dès que l’on cherche à creuser la surface pour y trouver sang et os de développeurs usés, essorés. Espérons alors qu’à l’avenir, le studio réduise son scope pour se réinventer tout en permettant un allègement de la charge de travail pour ses équipes. En revanche, s’il vous plaît, racontez-moi encore des histoires comme celles-ci, j’en ai besoin.
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