top of page
Hugo Gadroy

SHADOW OF THE COLOSSUS (critique)

Fumito Ueda est un nom à la résonance particulière dans le paysage vidéoludique. Auteur de trois œuvres majeures, il a su imposer un style propre, entre tradition et modern… Oups j’ai dérapé. Son truc à lui, c’est l’onirisme, la poésie soulevée par une application minimale du game design, avec une appétence forte pour la mise en place d’une entité virtuelle qui nous accompagnera tout au long du jeu, soulignant nos épanchements et notre capacité à tomber en empathie, même pour du non-vivant. Et même quand on joue un connard.


Shadow of the Colossus : minimalisme et déraison

Entendons-nous bien, et tout de suite : application minimale ne veut pas dire simpliste, loin de là. C’est davantage une méthodologie créative que le concepteur appelle lui-même le développement par soustraction, et qui consiste à dépouiller son œuvre de tous les éléments qui le desservent, pour n’en garder que l’essence première. Ainsi, en 2001, Ico nous plonge dans la peau d’un petit garçon enfermé dans une forteresse qui cherche à s’échapper, entraînant avec lui Yorda, une demoiselle dont il a fait la rencontre sur place. Phases de plateforme, puzzles environnementaux, le jeu se construit en une ligne droite dans laquelle nous passons un à un les obstacles jusqu’à la fin du jeu, toujours en veillant à ce que Yorda nous suive (physiquement d’ailleurs, le bouton R1 permettant de lui prendre la main) et ne se fasse pas enlever par des ombres se manifestant de temps à autres, que l’on peut repousser avec un bout de bois. C’est peu ou prou cette même philosophie qui se développe dans The Last Guardian, le dernier jeu en date sorti en 2016. Cette fois-ci, nous jouons un petit garçon cherchant à s’échapper (encore !) d’un lieu en compagnie d’une gigantesque créature chimérique nommée Trico, quelque part entre griffon, rongeur et chien. Tout l’enjeu sera ici de parvenir à créer un lien avec Trico pour avancer dans l’aventure car, contrairement à Yorda, celui-ci semble douer d’une volonté propre et n’en fait parfois qu’à sa tête (le bouton R1, ici, sert à attirer son attention en l’appelant). Là encore, des ennemis s’échinent à freiner notre aventure mais pas de panique, le puissant bec de Trico peut facilement en venir à bout. Et puis, entre les deux, Shadow of the Colossus fait en 2005 office de petite canaille, un intrus dont l’apparent onirisme se teint vite d’une insidieuse noirceur malfaisante au fur et à mesure que nous accomplissons notre quête.


SotC, c’est l’histoire de Wander, un jeune homme ayant perdu un être cher (qu’on imagine être sa sœur ou sa copine) et qui décide de se rendre à cheval en terre interdite afin de tenter de la faire revivre. Pour ceci, il doit redonner son pouvoir à Dormin, un démon enfermé, en éliminant 16 colosses titanesques par la force de ses bras et de son épée, en les escaladant (littéralement) et en heurtant leurs points faibles. Tout le génie ici se trouve dans le jeu des contrastes, qui nous fait alterner entre plaines désertiques où ruines, roches et herbes peinent à subsister et combats de boss incroyablement épiques où la lutte fait rage et où nous mettons en place d’incommensurables efforts pour faire tomber un géant de plusieurs tonnes. Contrastes musicales aussi, bien sûr, entre le bruissement du vent (en exploration) et les envolées orchestrales (en combat), et le soufflet lorsque tout retombe, le corps d’un géant s’affaissant sans vie sur le sol, notre héros triomphant mais plus rien, une envolée lyrique et des gerbes noires envahissent Wander qui ne demandent qu’à se rendre, coûte que coûte, au prochain colosse. Une victoire amère, insipide, mécanique. Mais nous croyons bien faire malgré tout, dans ce jeu aux allures de roman initiatique chevaleresque : l’amour vaincra. Mais à quel prix ?


Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer SotC aux autres jeux d’Ueda et de remarquer comment il en remanie les symboles. Et ici, déjà, ce n’est pas une seule relation que le jeu convoque et cherche à fortifier, comme chez Ico ou The Last Guardian, mais trois. La première est une relation à priori morte (celle qui nous liait à notre proche, et dont le souvenir est sans cesse évoqué puisque sa dépouille repose sur un autel auquel nous sommes ramené après chaque colosse vaincu), la seconde est vouée à mourir (celle qui nous lie à notre cheval, Agro, lequel va connaître un sort funeste à la fin du jeu), et la troisième une relation mort-née, puisqu’il s’agit des liens que nous tissons éphémèrement avec les colosses (et quoi qu’on en dise, passer de longues minutes à escalader un colosse, comprendre ses patterns, se débattre avec lui, c’est une forme de relation). Et non, on n’est pas sur du joyeux ici. Ce qu’on remarque d’emblée, c’est que la relation qui ressemble le plus à la philosophie qui anime les deux autres jeux, c’est la deuxième. C’est Agro, ce cheval d’un noir de jais qui nous accompagne tout au long de l’aventure et nous permet d’accomplir notre besogne grâce à son fidèle support parce que, sans lui, et la carte étant très grande et très vide, parcourir le jeu serait véritablement une purge. Et pourtant, ici, le bouton R1, marqueur relationnel des jeux Ueda, ne sert pas à communiquer avec lui, Agro ayant été relayé au bouton triangle (pour grimper sur lui, le faire avancer, puis accélérer, etc.). J’y vois personnellement un symbole très fort du message qu’envoie le jeu et, comme toujours chez Ueda, ce message est complètement dilué dans la mécanique même du jeu, dans notre interaction. Dans SotC, le bouton R1 sert en effet à sortir l’épée (comme le bouton carré d’ailleurs), laquelle nous dirige vers le prochain colosse en envoyant des rayons lumineux vers sa position, et laquelle permet de révéler les points faibles du colosse en plein combat (des zones bleues sur lesquelles asséner des coups d’épée). Ça n’a sans doute l’air de rien, mais tout est là, dans ce glissement d’intention liée à notre interaction directe avec le monde qui nous accueille : le toucher chez Ico, la voix chez TLG, l’épée chez SotC. On n’est clairement pas ici pour enfiler des perles et se la jouer catsitter. On ne se défend pas dans SotC, avec un outil de fortune trouvé par terre ou grâce à notre compagnon de route.

Non, SotC est une histoire d’agression et d’égoïsme maquillée, un jeu qui parle avec brio de la déraison d’un cœur en peine. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller par amour ? Pour moi, c’est jusqu’au McDo, mais pour Wander c’est jusqu’à fouler une terre interdite et assassiner 16 colosses qui n’ont rien demandé à personne. Et absolument tous les indices sont là pour nous le faire comprendre, petit à petit. Le jeu des contrastes, on l’a vu, mais aussi le fait que l’on soit toujours celui qui engage le combat en portant le premier coup ; le fait que l’on puisse améliorer son personnage en cueillant des pommes (pour augmenter sa vie) et en tuant des lézards (pour l’endurance) éparpillés aux quatre coins de la carte (sachant qu’en dehors des colosses, ce sont les seuls éléments organiques encore présents dans ces terres désolées) ; le fait que notre compagnon de route soit ici relayé au rang d’outil, faisant le lien entre le fondement de notre quête et son application ; le fait que, contrairement aux deux autres jeux, nous ne sommes pas en fuite, mais bel et bien dans une conquête spatiale. Et en cela le level design fonctionne à merveille, puisque si les trois jeux ont une construction linéaire avec des étapes-clefs pour progresser, le fait est qu’Ico et TLG se déroulent dans un lieu fermé et souvent couvert, alors que SotC déploie un monde ouvert en ruine, à l’air libre et dans lequel nous nous dirigeons grâce à notre épée, ce qui renverse complètement notre rapport à l’espace. Tous ces éléments nous rappellent chaque fois que le chaos que l’on engendre est un chaos voulu, consenti, dans l’optique d’accomplir une quête personnelle et égoïste. Nous sommes prêts à défier les lois de la nature et à en bouleverser les codes, par amour certes, mais le résultat est bien loin des niaiseries colorées et sucrées qu’on peut généralement attendre avec cette thématique. Il y a bien sûr ici une allusion classique à l’équilibre des forces en vigueur, avec cette idée que pour créer de la matière, il faut en retirer quelque part, mais la beauté du jeu est de nous faire ressentir le narcissisme d’un héros qui perd petit à petit son humanité, en s’échignant mécaniquement, froidement, à exterminer la moindre parcelle de vie encore présente dans ce lieu. Et bien sûr, cette aliénation, c’est aussi la nôtre. Celle du/de la joueur.euse qui, manette en main, croyait bien faire, croyait s’améliorer et gagner petit à petit en dextérité en apprenant et en faisant sien.ne les codes de SotC ; qui, mécaniquement, appliquait la grammaire vidéoludique en exploitant pour son bien les ressources offertes par cet univers, sans se rendre compte du mal engendré ; qui encore, aveugle, s’élance dans ce bain de sang qui ne se dit jamais mais qui finit pas se vivre. Tout cela jusqu’à comprendre que le véritable monstre, l’ultime colosse, c’est Wander, c’est nous-même.


Ainsi, lorsqu’Ico et TLG dressent une peinture relationnelle entre un avatar/joueur.euse et son compagnon virtuel, SotC préfère lui parler de rupture de liens progressive et de la solitude de l’être dès lors qu’il cherche à s’affranchir de son environnement. C’est tout à la fois une œuvre humaniste et écologique, une sublimation de la philosophie onirique propre à Ueda, qui par un minimalisme apparent cherche à provoquer une multitude d’émotions par le gameplay. Il faut s’imaginer le déchirement que l’on peut ressentir à enfoncer un coup d’épée dans la chair d’un énième colosse, le dégoût profond de nous-même et le malaise que l’on sent en notre intérieur. Mais dans le même temps, comment en vouloir à Wander ? Just wondering (ouais c’est nul mais j’ai rien d’autre sous la main).


Comments


bottom of page