Gargantuesque tâche que de s’attaquer à ce jeu, tant il se démarque du reste de la production de bien des manières. Jeu au budget faramineux, RDR2 propose un monde ouvert stimulant, énorme, à la finition jamais vue avant lui. Mais autant rentrer tout de suite dans le vif du sujet : je déteste sa proposition ludique, et je vais vous en expliquer les raisons.
En octobre 2018, après presque 10 ans d’attente et un culte gigantesque voué au héros du premier opus, John Marston, Rockstar sort une grosse cartouche. Red Dead Redemption, c’est l’autre licence-mastodonte d’un développeur qui n’a plus rien à prouver dans le monde du jeu vidéo, tant sa série des Gran Theft Auto s’est fait une place de choix parmi les œuvres les plus adorées du média (GTA V, le dernier opus en date, s’est vendu à 135 millions d’exemplaires selon des chiffres datés de mars 2020). Et c’est peu dire que RDR2 était attendu au tournant, le premier opus s’étant illustré par son monde ouvert qui transposait l’essence du gameplay d’un GTA au pays du far west (soit une liberté d’interactions rarement égalée, mais axé surtout sur la propension de ces jeux à faire du chaos ambiant une mécanique de fun). Et critiques comme joueur.euse.s ne s’y sont pas trompés, à coup de 10/10 et 20/20 « trop chanmé » dans les tests, pour un Metacritic à 97 % (un site agrégateur de notes diverses parues dans la presse). Attention toutefois, qu’on ne s’y trompe pas : parler de notes dans le jeu vidéo est un sujet délicat tant les dynamiques presse/éditeurs/studios et autres partenariats peuvent prêter à confusion sur la réelle déontologie et « objectivité » (le vilain mot) des sites spécialisés. Mais c’est un tout autre sujet, et on ne va non plus tomber dans le scepticisme puisque la hauteur des notes est de toute façon révélatrice. Revenons à nos bisons.
Car à sa sortie, RDR2 surprend. Il choque même. Loin de s’aventurer dans le monde ouvert classique, fortement inspiré des jeux Ubisoft qu’on se coltine depuis une bonne décennie déjà, Rockstar choisit de suivre sa propre route, son propre chemin, tel un Tonton David américain qui n’a pas peur de rien (et avec l’aura du studio et quelques millions de dollars en poche, c’est tout à fait normal). On a donc un jeu d’une lenteur spectaculaire, aux animations de personnages et d’action ultra détaillées, qui ne lésine jamais sur la contemplation et qui dévoile dès ses premières minutes des velléités narratives proches (mimétiques, en réalité) du cinéma. Il faut réellement imaginer un jeu qui prend son temps, tout le temps : fouiller un placard, c’est long ; dépecer un animal, c’est long (d’autant qu’il faut ensuite hisser la carcasse sur son cheval, puis aller chez un revendeur pour en retirer le bénéfice) ; marcher, c’est très, très long ; changer d’arme et en prendre soin, c’est long… Bref, je pense que vous avez saisi l’idée (c’est vraiment, vraiment très long, en fait). Mais c’est aussi un sacré parti-pris, donc, lorsque la majorité des jeux de la même trempe a pris l’habitude de nous prendre par la main, de nous abreuver sans cesse de minifriandises pour renouveler notre intérêt à grands renforts de points d’expérience vains, collectables nuls, forts lambdas à conquérir et autres tours moisies à activer pour dévoiler une partie de la carte, et ainsi relancer la machine. C’est que de l’amour, quoi (ou pas, j’en ai ras le cul). Ici, rien de tout ceci, même s’il y a foule d’activités à pratiquer pour augmenter ses armes et tenues, améliorer le camp de base, etc. La différence, c’est que dans le monde de RDR2, ça fait, globalement, sens, mais ça ne rend pas la structure forcément plus intéressante.
Je passe volontairement sur l’aspect scénaristique, assez original au demeurant (je n’ai jamais fini le jeu, mais en gros nous suivons l’histoire d’une bande de hors-la-loi qui se retrouve de plus en plus acculée dans une Amérique amorçant sa révolution industrielle). Je passe également sur « le jeu est d’une beauté affolante, à en crever » parce que ce n’est pas le cœur du sujet (et que bien souvent, tant de détails et de finitions impliquent aussi des sacrifices humains). Mais oui, le jeu est d’une « beauté affolante à en crever », c’est certain. Et je pense que jamais monde virtuel n’a été si bien pensé, si bien construit, tant se balader là-dedans semble naturel et authentique, tant le monde de RDR2 brille par son caractère hautement organique et vivant, avec milles scénettes qui se déroulent en chemin comme si nous n’étions pas là, comme si nous ne jouions pas à un jeu vidéo construit spécifiquement pour celui/celle qui tient la manette. Et c’est bien ça problème. Allez, on l’avait senti venir celle-là.
Car Red Dead Redemption 2 serait véritablement le jeu quasi idéal s’il n’était pas sans cesse contredit par sa propre dynamique. Pour moi, sa lenteur, qui est censée nous faire rentrer dans un état contemplatif (mais sincèrement je me demande si c’est une intention réelle ou prêtée) est le plus gros défaut du jeu. Mais un défaut si énorme qu’il renvoie dans ses cages tout ce que le jeu fait de bien. Parce que prendre son temps n’est à mon sens pas agréable lorsqu’il s’agit d’une rythmique forcée, parce que le degré de finition maladif du jeu rentre en contradiction avec sa structure de monde ouvert, où le désir d’écrire sa propre histoire se heurte sans cesse à une structure narrative linéaire et dirigiste. Comment puis-je rentrer dans un état contemplatif et profiter d’un univers lorsque j’ai mille choses à y faire, mille tentations contradictoires pour maximiser au mieux mon temps de jeu et ma partie ? Non, RDR2 se veut simulation du réel, ersatz pertinent du far west, mais il n’est pour moi qu’un simulacre qui frôle le crédible sans jamais l’atteindre : à trop vouloir être perfectionniste, il laisse finalement apparaître ses propres ficelles.
Et ceci se ressent absolument partout, jusque dans l’ergonomie atroce d’un jeu qui souhaite laisser trop de commandes au/à la joueur.euse sans en définir préalablement les enjeux et motivations : les touches et les actions changent en fonction de la situation, un véritable calvaire qui reflète pour moi des aléas de design cherchant à réunir trop d’œufs dans un même panier. Combien de fois ai-je ainsi pesté parce que mon cheval s’écrasait comme une vieille merde sur une barrière que je n’avais pas abordée sous le bon angle ? Combien de fois ai-je soupiré parce que je n’étais pas pile en face d’un foutu placard pour le fouiller ? Combien de fois me suis-je esclaffé parce que l’animation de cueillette est mille fois trop longue pour récupérer une pauvre fraise de rien de tout ? Combien de fois ai-je pleuré parce que je réalisais une action que je ne voulais pas (genre taper mon cheval au lieu de monter dessus, par exemple) ? Autant de désagréments et de frustrations pénibles à souhait, qui nuisent au cœur du propos et mettent à mal un monde pourtant déroutant de crédibilité et de cohérence. C’est ça, le paradoxe ultime de cette œuvre, c’est de frôler une expertise cinématographique sans jamais parvenir à être une proposition ludique convaincante. Et jamais une œuvre ne m’avait fait ressentir une telle chose, une telle fracture entre l’immersion totale dans un univers bien pensé et le chaos généré dès lors que je décidais… de jouer au jeu.
C’est drôle, parce que je me rends compte qu’il est beaucoup plus difficile de contextualiser une critique lorsqu’elle est négative (ou perçue comme telle) mais (et c’est bien évidemment du ressenti pure), je pense que la principale erreur de Rockstar est de considérer la contemplation et le « réalisme » avec une rythmique fondamentalement lente. Comme si, pour s’émerveiller et simuler le réel, il fallait nécessairement prendre son temps, se poser, s’arrêter pour observer, à chaque instant. Or je pense que mouvement et contemplation ne sont pas excluables, et des jeux comme Journey et Flower, Shadow of the Colossus et The Legend of Zelda: Breath of the Wild (encore lui) le montrent très bien, en plaçant le/la joueur.euse au centre de l’expérience. C’est parce que l’univers est pensé pour et en fonction de nous que ces jeux marchent. C’est parce que je suis maître de mes décisions et qu’aucun élément de game design ne vient parasiter ou contredire mes désirs que je suis à même de m’immerger et de profiter au maximum de ce que ces jeux ont à m’offrir. Et c’est là que naît la contemplation, parce qu’elle est affaire de climax, de rupture de rythme, et non pas tempo (ce qu’a très bien compris Naughty Dog par exemple). C’est lorsqu’après une lutte, après la réalisation d’un objectif (personnel ou non), le jeu prend soudain le temps de s’arrêter pour s’observer lui-même, et nous avec. Et non pas parce que je porte une chappe de plomb sur les épaules, qui semble me dicter sans cesse la manière avec laquelle je devrais interagir avec le jeu.
Mais je comprends tout à fait qu’on puisse adorer cette proposition, surtout avec un parti-pris si tranché, comme une pique sur le reste de l’industrie. J’avais à la sortie du jeu entendu en ce sens un propos intéressant dans l’épisode n° 63 du podcast ZQSD, qui stipulait que le jeu se voulait « naturaliste », par le séquençage et le décorticage des actions et de l’interaction. Qu’en invoquant le réel, Rockstar convoquait dans le même temps sa « contrainte », celle d’interagir avec un univers vivant autour de nous. J’adore cette idée, mais malheureusement je ne la trouve pas vraiment dans le résultat final. Certes il y a un mimétisme poussé, mais RDR2 est avant tout un désir de simulation. Or il n’y a à mon sens rien de plus irréaliste qu’une simulation, et rien de plus bancal encore qu’une tentative de simuler, justement parce qu’en singeant le réel, toutes les incohérences qui rentrent en friction avec celui-ci ressortent d’autant plus. Et notamment parce que, pour qu’une simulation fonctionne, elle doit mettre en place des lois arbitraires qui n’ont de sens que pour s’asseoir elle-même, et qui vont dans le sens du ludisme. Typiquement, dans les Sims, on accepte sans même s’en rendre compte qu’une journée et une action quelconque ne durent que quelques secondes ou minutes par exemple, pour ne pas ternir notre rapport au microcosme vidéoludique en poireautant comme des cons le temps que Céline aille travailler. C’est finalement complètement l’inverse chez Red Dead Redemption 2, un jeu qui s’attache tellement à être une peinture réaliste qu’il en oublie sa partie ludique. En résulte un jeu bicéphale, bourré d’éléments contradictoires qui ne sait pas quoi faire de ses joueur.euse.s. Et c’est franchement con, parce que je n’ai jamais réussi à passer outre ces contradictions, alors que ce jeu a plein de choses à raconter autrement… Je suis vert (Dead Redemption). Vous l’avez ?
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