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MAD GOD (critique)

C'était presque inespéré : Mad God, le magistral film d'animation de Phil Tippett, trouve finalement le chemin des salles obscures françaises ce 26 avril. Une œuvre aussi folle que son titre l'indique, à découvrir d'urgence sur grand écran !

Pour qui s'intéresse un minimum aux effets spéciaux au cinéma, le nom de Phil Tippett est une référence incontournable. C'est en effet à ce superviseur d'effets visuels, spécialiste du stop-motion (il est d'ailleurs l'inventeur du go-motion, une technique de stop-motion assistée par ordinateur permettant de créer un flou de mouvement, qui supprime l'effet "saccadé" que peut avoir le stop-motion classique), que l'on doit le jeu "d'échecs" du premier Star Wars, les animations des tauntauns et des AT-AT de L'Empire Contre-Attaque, les animations des robots dans les deux RoboCop, et la supervision des effets de dinosaures dans le premier Jurassic Park… pour ne citer que quelques lignes de son CV. De sa fructueuse collaboration avec Paul Verhoeven sur Starship Troopers résultera sa première - et, pendant longtemps, unique - réalisation de long-métrage : Starship Troopers 2, un direct-to-video à la sinistre réputation, sur lequel je ne m'étendrai pas… faute de l'avoir vu moi-même.

Et puis, en 2021, il y eut son second long-métrage : Mad God.


Mais c'est quoi, Mad God ?

Mad God est un OVNI cinématographique, un film d'animation pour adultes principalement en stop-motion, une œuvre à la fois horrible et magnifique, aussi folle que son titre ne le laisse à entendre.


Mad God est le résultat de trente ans de travail. Tippett a tourné les premières séquences du film au tout début des années 1990, en parallèle de son travail sur les effets spéciaux de RoboCop 2. Lorsque les animations stop-motion prévues pour Jurassic Park furent supplantées par des effets numériques, il abandonna le projet, pensant que cette technique d'animation était révolue, et réorienta sa carrière et son studio vers les CGI. Ce n'est qu'il y a une grosse dizaine d'années que des employés du Tippett Studio, tombés par hasard sur des décors et marionnettes créés à l'époque pour Mad God, l'ont poussé à mener ce projet à son terme. Financé en grande partie en crowd-funding (avec un budget ultra-maigre, annoncé à 150 000$ en tout), il a été tourné bénévolement pendant près de dix ans sur des week-ends, avec des membres du studio souvent plus jeunes et n'ayant pas vécu professionnellement l'âge d'or du stop-motion à Hollywood, mais ayant grandi en tant que spectateurs avec les films de l'époque.

De quoi ça parle ?

Difficile de parler du film d'un point de vue narratif… Mad God est un film pour le moins expérimental, sans dialogues, situé dans un monde post-apocalyptique effroyable - mais qui n'est, au final, qu'une vision exacerbée à l'extrême du monde dans lequel nous vivons.

Sous une narration en apparence éclatée et confuse, mais qui ne l'est finalement pas tant que ça, Tippett nous fait vivre la descente aux enfers (au sens littéral, puisque le personnage passe son temps à descendre, de plus en plus profondément, dans les entrailles de ce monde infernal) d'un Assassin, envoyé là pour le détruire. À chaque étage de cet étrange univers, il sera confronté aux multiples créatures qui le peuplent, monstrueuses tant dans leur apparence que dans leurs actions, et aux sous-sociétés qui s'y sont créées, aux règles diverses mais toujours cruelles. Pour situer un peu, Dante et Milton sont cités comme des sources d'inspiration importantes du film, ainsi que les peintures de Jérôme Bosch et des deux Bruegel.

Il s'y passera bien d'autres choses, comme une opération saignante devant un public à l'humour macabre, la traversée d'une guerre, la découverte d'un paradis perdu (pas si idyllique qu'il n'y paraît de prime abord), et même la création d'un univers, rien que ça…

OK, mais du coup… de quoi ça parle, au fond ?!

Là aussi, difficile de vraiment se prononcer, d'autant que Phil Tippett refuse lui-même d'expliquer clairement son film ou les messages qu'il recèle…

Dans la phase d'écriture, il explique avoir pris des notes de rêves qu'il faisait, non pour en tirer du contenu (ce qu'il rêvait n'est pas dans le film) mais pour essayer de déterminer comment se structurent les rêves. C'est cette articulation de la narration des rêves qu'il a tâché de retranscrire dans celle de Mad God, une façon de raconter l'histoire qui puisse parler directement à l'inconscient, car s'exprimant en quelque sorte de la même façon que lui. "Impossible de décrire Mad God", déclare-t-il. "Pour moi, c’est comme créer un récit que le public va lui-même compléter. […] La forme finale de Mad God, c’est le souvenir qu’on en a après visionnage ; c’est comme se réveiller et explorer le souvenir d’un rêve qu’on vient de faire. C’est ça, l’expérience. Pas le film lui-même – le film est seulement un moyen d’y parvenir."


Impossible cependant de ne pas établir de parallèle entre l'univers effroyable de Mad God et notre propre monde, avec ses innombrables (et inavouables) travers - comme c'est d'ailleurs généralement le cas dans les œuvres fantastiques/de science-fiction, deux genres entre lesquels oscille le film. "J’avais envie de faire de Mad God une zone peuplée de fantômes et d’habitants de notre culture longtemps après sa disparition" poursuit Tippett. "Je n’essaie pas de dire quoi que ce soit. Mad God est le reflet de beaucoup de choses qui m’ont influencé. Mais c’est tout à fait secondaire. Il y a une réflexion sur l’absurdité du monde dans lequel nous vivons et sa folie."


Comment ne pas voir en filigrane de la longue séquence de la première partie, avec cette multitude de figures sans visage ou identité (nommés Shitmen lors de la production, nom plus qu'évocateur, bien qu'il n'apparaisse pas dans le film lui-même), qui ne font que naître, travailler à des tâches d'apparence inutile dans les pires conditions d'esclavage et de torture, avant de mourir de manières gratuites et insignifiantes, dans l'indifférence de leur semblables, une critique de la société capitaliste, dans laquelle l'individualité disparaît et où ne reste qu'une masse de main d'œuvre interchangeable ?

Comment ne pas voir, un peu plus loin, une critique de l'exploitation animale, dans cette suite de vers-baleines géants, exécutés à la chaîne pour prélever quelques morceaux de leur viande ?

Et, tant dans ces écrans qui surplombent ce peuple de shitmen, diffusant des bruits puérils de nourrissons qui les captivent sans raison, que dans cette foule massée dans un cinéma qui rit de la torture d'un individu en ombres chinoises, un commentaire sur la société du spectacle, de l'information, voire même carrément sur cet Hollywood dont Tippett semble être tombé en désamour (son expérience sur la saga Twilight, apparemment pas le meilleur moment de sa carrière, n'y est peut-être pas pour rien) ?

Et alors, c'est qui, ce Mad God ?

Le titre lui-même semble être un écho aux multiples degrés de lecture que l'on peut faire du film.

Indéniablement, la notion de religion est particulièrement présente dans cet univers, comme on l'a dit très inspiré de l'Enfer, et des multiples représentations qui en ont été faites à travers l'histoire des arts.

Le film s'ouvre sur un plan représentant une espèce de Tour de Babel, au sommet de laquelle trône une figure mystique, macabrement divine, que l'on retrouvera plus tard dans le film : ce personnage tout en noir portant un masque de médecin de la peste, entouré de rubans flottants, et qui créera dans la dernière partie du film un univers entier. Ce dernier pouvoir, ainsi que sa présence au début et à la fin du film, pourraient laisser à penser qu'il est le Mad God ("mad", car la façon dont il crée l'univers ne paraît pas parfaitement saine - je vous laisse la surprise). Mais il est probable que cette idée soit bien simpliste par rapport à la complexité du film.


Cette Tour de Babel disparaît ensuite dans un obscur nuage orageux, et laisse place à une citation du Lévitique assez violente (comme la Bible sait en faire), dans laquelle Dieu menace les infidèles des plus terribles peines. Le déroulé du film semble ensuite être une sorte d'exposition de ce que serait le monde après que cette colère divine se serait abattue sur Terre, dans laquelle tout le monde serait ramené à des figures de monstres ou créatures inhumaines, égoïstes, violentes et cruelles. Dans ce cas, le Mad God du titre serait le Dieu chrétien lui-même qui, dans sa folie destructrice, a transformé le monde qu'il avait créé en cet univers ignoble et fou. L'omniprésence de thèmes et figures religieux dans le film (personnages mythologiques, comme un minotaure, ou les trois Parques ; nombreuses statues de toutes religions, juxtaposées à des figures païennes - comme cette salle avec des idoles bouddhistes à côté d'une espèce de porc géant à toque de cuisinier…) pourrait également conforter cette thèse : notre civilisation, qui idolâtre sans distinction figures religieuses et icônes de pop-culture et autres publicités, aurait été punie par Dieu, et le monde de Mad God serait le nôtre après coup.


Bien sûr, les deux plans vignettés d'un œil - a priori celui de Tippett lui-même - qui ouvrent et ferment le film (après le générique de fin), pourraient laisser à penser que Phil Tippett se considère comme le Mad God de ce film, dont il est le créateur, et qui réutilise de nombreuses figures qu'il a créées pour d'autres projets tout au long de sa carrière, dont il serait en quelque sorte le "géniteur". Cette idée est intéressante, puisque le personnage que l'on suit pendant une bonne partie du film est là pour détruire ce monde. Or, Tippett a annoncé que ce film, dont la création l'a épuisé (il aurait fait une grave dépression un an avant de le terminer) devait être son dernier. Rassembler des figures de toute sa carrière au sein d'un monde unique qu'il souhaite dynamiter, n'est-ce pas quelque part le geste d'un Dieu qui voudrait terminer l'univers qu'il a créé ?

Au final, ce film a l'air horrible par bien des côtés. Pourquoi faudrait-il le voir ?

Il est vrai que Mad God peut paraître repoussant sur plus d'un aspect. Il offre une vision très sombre et pessimiste du monde, propose des scènes et décors parfois répugnants, brise bien des tabous sur ce que l'on peut montrer au cinéma (alors qu'on les trouve plus fréquemment en littérature, grâce à la facilité un peu trichée de l'absence de représentation visuelle) : déjections, saleté, cruauté, fluides terrestres et corporels… à l'exception des représentations de la sexualité, presque totalement absentes du film (j'ai dit presque).

Cet aspect repoussant est évidemment une démarche tout à fait volontaire, et le film a été fait en réaction à toutes ces choses qu'Hollywood refuse habituellement de montrer. Sans aucun doute, il a eu pour Tippett une vocation cathartique : tout ce qu'on lui interdisait de mettre dans ses effets pour le cinéma mainstream, il l'a conservé et condensé ici. Et d'un certain côté… ça fait du bien ! Il est tellement rare de voir cela sur grand écran, et plus que tout dans un film d'animation (une façon de faire les films qui veut quasiment toujours tendre vers un public enfantin, donc à préserver de l'horreur du monde), que cet aspect cathartique s'étend même au spectateur. Surtout, l'animation en elle-même est d'une beauté absolument éblouissante. La complexité des décors, la richesse de l'univers visuel, dans ses couleurs, ses textures, sa profondeur, sa photographie… et bien sûr, l'animation en elle-même, résultant d'un siècle de progrès de la technique du stop-motion, pour arriver à un niveau de perfection de mouvement ahurissant, qui n'a clairement pas à pâlir de la comparaison avec l'image virtuelle numérique la plus parfaite (ça serait même plutôt le contraire).

Le travail sonore est également très réussi. Il faut savoir que le designer sonore et le compositeur de la musique ont œuvré main dans la main, au fur et à mesure du tournage du film, et leur travail contribue pleinement à ancrer le film dans une réalité organique parfaitement crédible.

Tout cela contribue à faire de Mad God plus qu'un film : une expérience unique, d'une beauté sidérante dans son horreur, et qui ne laissera en tous cas personne indifférent.

On ne saura trop remercier le distributeur Carlotta Films de nous permettre de découvrir enfin en France cet incroyable moment de cinéma sur le grand écran qu'il mérite !

Crédits photos : © 2021 Tippett Studios. Tous droits réservés.

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