Il est un jeu sorti en novembre 2019 qui résonne tout particulièrement cette année… Un jeu dont le propos, le gameplay et les thématiques, simples de prime abord, arborent en réalité une couleur et une profondeur d’autant plus marquantes que, un an après, leur essence est devenue symbole d’un monde globalisé, hyperconnecté, montrant de plus en plus ses limites.
DEATH STRANDING : MADAME IRMA KOJIMA
Comment, en effet, ne pas ironiquement voir en Death Stranding une amère prédiction de la longue marche peinée avec laquelle nous avons traversé une année franchement pourrie, voire merdique (disons-le clairement) ? Tout, dans ce jeu, revêt à la lumière des ténèbres dans lesquelles 2020 s’est prélassée l’aboutissement d’une prise de conscience. Le monde postapocalyptique de DS, paysage dévasté dans lequel tout le monde est reclus dans un chez-soi salvateur, préfigure alors le nôtre dès lors que le mince lien qui nous unit est rompu. Dès lors qu’une crise globale met à mal notre système.
Le pitch du jeu est on ne peut plus simple (du moins au début) : une catastrophe naturelle, nommée le Death Stranding, a eu lieu voilà quelques années, dévastant paysages, villes, civilisation humaine, et toute possibilité de vivre normalement. L’une des conséquences de cette catastrophe est une pluie fine (la timefall), qui provoque le vieillissement prématuré de quiconque entre en son contact ; mais surtout l’apparition d’une faille dimensionnelle par laquelle une forme de plan astral s’immisce régulièrement dans notre réalité. Celle-ci abrite les échoués, soit des êtres à cheval entre la vie et la mort, qui cherchent à attirer dans leur plan des humain.e.s pour enfin rejoindre le monde des morts. Et s’ils y parviennent, une explosion conséquente a lieu, laissant place à un cratère béant là où le contact s’est produit. Résultat des courses : chacun reste chez soi, dans un abri souterrain bien fortifié, et personne n’ose sortir vu la dangerosité des éléments extérieurs. Tiens donc, mais qu’est-ce ça pourrait bien nous rappeler, en 2020 ? Oui, il est facile aujourd’hui de créer des parallèles. La timefall, nous pouvons l’affilier au virus ; les échoués, aux clusters ; et le héros, un symbole de ces métiers perçus aujourd’hui comme « essentiels ».
Car nous incarnons Sam « Porter » Bridges, un livreur (salut à toi Amazon) à qui la mère mourante (accessoirement présidente des States), confie la tâche triviale de relier les États-Unis d’Amérique via un réseau chiral (une matière qui permet aussi bien le transport des données que d’objets divers), afin de reconstruire une civilisation digne de ce nom. Nous allons alors évoluer au gré des rencontres et parcourir nombre de kilomètres afin d’intégrer, petit à petit, villes, abris et humain.e.s dans ce réseau, en espérant ainsi surmonter la disparité et l’isolation des un.e.s et des autres, le tout en effectuant diverses livraisons. Oui, le pitch de départ est sombre, peu engageant, et les nombreuses cinématiques font état de velléités narratives proches du cinéma (le casting parle de lui-même : Norman Readus, Mads Mikkelsen, Léa Seydoux, Guillermo del Toro), avec de longues tirades, des effets de mise en scène constants (par la cinématographie, les gestes théâtralisés des acteurs, leurs positionnements et leur évolution spatiale par rapport à la caméra, etc.). C’est un secret de polichinelle : Hideo Kojima, réalisateur un brin mégalomane (complètement, en fait) ayant fait ses preuves sur la série des Metal Gear Solid, a toujours lorgné du côté du 7e art pour exprimer ses idées et ses univers, avec une appétence forte pour les cinématiques longue durée, des jeux d’acteur chaque fois performants (c’est-à-dire à la personnalité affirmée, fonctionnelle), et une tonalité série B, grandiloquente, oscillant sans cesse entre le sérieux et le désabusé. Du Kojima quoi.
Pourtant, c’est bien dans ce côté grandiloquent, fonctionnel, que toute l’essence de ses jeux réside, comme en témoigne le nom même des protagonistes. Fragile, Sam Porter Bridges, Heartman, Die-Hardman, Clifford Unger et j’en passe : autant de patronymes-fonctions qui à la première occurrence signifient déjà la trajectoire du personnage en question… Mais pas franchement non plus. Fragile (Léa Seydoux) a un nom qui parle de lui-même, le personnage ayant été touché par la timefall et donc largement… fragilisé physiquement et mentalement ; Sam (Norman Readus) contient dans son patronyme toutes ses fonctions actuelles et à venir (« Sam » pour l’oncle Sam, figure patriotique et unificatrice évidente des USA, « Porter » car il est livreur, « Bridges » puisque sa mère, présidente, est aussi patronne de la société de livraison éponyme, et parce que Sam est celui qui va relier (« pont », vous l’avez ?) les gens entre eux) ; Die-Hardman (Guillermo del Torro) est un humain qui ne peut mourir ; Heartman est tributaire de son cœur malade qui l’oblige à simuler des arrêts cardiaques ; Clifford Unger (Mads Mikkelsen) parce que, attention, LOL, il y a un rebondissement important qui touche au personnage… Bref, c’est assez lourd, souvent évident, et chaque personnage prend un malin plaisir à nous expliquer plus ou moins subtilement pourquoi son patronyme lui colle si bien à la peau.
Mais maintenant qu’on a bien ri, essayons d’aller un tout petit peu plus loin. Certes les noms affichent de manière peu subtile la fonction première du personnage, mais son évolution tend chaque fois à figurer un combat interne et personnel entre le libre-arbitre et ce patronyme divinatoire. Pour moi, l’une des grandes thématiques de Kojima réside dans la propension de ses personnages à se transcender, à dépasser leur condition première pour se réaffirmer, soit en acceptant leur destinée, soit en la transformant à leur guise. Fragile n’a par exemple de cesse de répéter une phrase souvent moquée par les joueur.euse.s (car répétées ad nauseam) mais pour moi évocatrice (« I’m Fragile, but not that fragile. ») Sam est un personnage qui au début du jeu n’a pas le choix que de réaliser les vœux de sa mère (on sent une gêne familiale vite mise de côté du fait de l’imminence de sa mort et une obligation tacite d’obtempérer car il est l’un des très rares humains à être immunisé contre la timefall et les échoués). Heartman a fait de sa condition physique particulière une force dans sa quête personnelle (il parvient à contrôler les arrêts cardiaques via une machine et se sert de ces laps de temps pour se rendre sur la grève, dont je ne parlerai malheureusement pas, à moins de terminer cet article en 2023). Il y a donc toujours, chez ces personnages, une remise en question de leur identité vis-à-vis de contraintes imposées, un questionnement de leurs logiques propres par rapport à des logiques externes. Ou comment réaffirmer son identité dans un environnement souvent peu propice car dirigiste (et par là une forme de remise en question de la figure héroïque traditionnelle).
Ce rapport de l’avatar à l’espace et au temps, c’est d’ailleurs l’autre grande thématique que DS se réapproprie via le gameplay. On l’a souvent appelé, lors des premiers trailers sciemment mystiques du jeu et avec cet élan sarcastique propre aux G@mers, Amazon Simulator. Eh bien c’est, ironiquement, tout à fait le cas, puisque nous allons devoir livrer des colis à travers le monde, en prenant en compte des paramètres différents tels que le poids, la forme, la répartition de la charge, la fragilité, etc. Et c’est tant mieux, car en mettant au cœur de son gameplay l’un des éléments fondamentaux du jeu d’aventure (voire de la plupart des jeux), à savoir le déplacement, la marche, DS parvient à une relecture contemporaine du jeu vidéo en open world (soit une étendue explorable selon le bon vouloir du/de la joueur.euse). Une voie déjà tracée par The Legend of Zelda: Breath of the Wild (BOTW) en 2017, qui déplaçait via son level design (l’architecture, l’agencement des niveaux) l’approche traditionnelle du/de la joueur.euse et de l’environnement virtuel (en gros, comme dans n’importe quel jeu moderne, on ne suit plus un GPS et des icones mais on se laisse guider directement par ce que l’on voit à l’écran, devenant ainsi pleinement acteur.trice). On a cette même idée chez DS, avec ces vastes étendues rocailleuses, inspirées fortement des paysages islandais, que l’on parcourt de fond en comble en portant chaque fois une attention toute particulière à notre déplacement, puisque les aspérités du terrain jouent fortement sur celui-ci et donc sur notre interaction avec la manette (des touches permettent par exemple de saisir notre charge afin de gérer notre équilibre). Comme dans BOTW, le voyage prend une dimension nouvelle, plus que l’objectif en lui-même, transformant radicalement notre rapport à l’espace. Mais contrairement à celui-ci, DS va plus loin, puisque voyage comme destination prennent une importance similaire (là où BOTW avait mis en place un système de récompense un peu fortuit pour contenter le.la joueur.euse, plaçant l’intérêt davantage dans la manière d’obtenir cette récompense que dans cette dernière).
C’est bien là que DS fait fort, puisqu’il réussit à la fois à se réapproprier l’espace via son gameplay, mais également à donner de l’importance à un objectif qui n’a d’incidence que scénaristique, le tout en réécrivant des codes profondément ancrés dans l’ADN du jeu vidéo. Parce que dans le monde de DS, où tout n’est que ruines, parvenir à livrer son colis a en effet une portée symbolique (littéralement d’ailleurs, puisqu’une livraison effectuée rapporte… des likes). Celle de relier des êtres virtuels entre eux, après en avoir chié aussi bien dans cet univers que dans le nôtre. Le jeu montre alors la nécessité d’être proactif dans nos relations, de s’entraider sans que cela ne devienne mécanique, automatique, et de ne jamais oublier la finalité de cette entreprise. Dans une maxime quasi kantienne, Sam se met de côté pour le bien d’autrui, et rompt les obstacles pour mener à bien sa quête. Et contrairement à BOTW, le plaisir tiré n’est ainsi pas qu’égoïste (via la joie que procure le voyage par exemple, ou la satisfaction d’être parvenu à son objectif), mais bien aussi tourné vers l’autre. C’est d’ailleurs typiquement l’idée que le jeu a mis en place via un système de multijoueur asynchrone, permettant à chaque joueur.euse d’édifier des structures (ponts, tyroliennes, véhicules, entrepôts) qui serviront à la fois à améliorer leur partie, mais également celle des autres (avec là aussi la même récompense symbolique des likes que nous pouvons attribuer aux structures).
À la lumière des événements de cette année, il est donc amusant de voir combien une maxime si simpliste revêt une toute autre importance, au sein d’un monde ultra connecté où, paradoxalement, tout nous divise. Un monde dans lequel l’isolation de tout un chacun, portée aux nues par les différents confinements, la redéfinition des métiers selon des niveaux arbitraires d’essentialité, la prépondérance du matériel et de sa propriété ont été mis à mal, questionnés dès lors que le temps se suspend, que l’espace se redéfinit et que l’on prend conscience de notre propre absurdité. Notre aliénation à accepter sans broncher un système dégradant. Quasi divinatoire, Death Stranding a proposé quelques mois avant le début de la pandémie un message dérisoire mais nécessaire, tant dans sa narration que dans ses mécaniques de jeu. En ramenant le gameplay à son plus simple appareil, il a redéfini notre rapport au temps, à l’espace, mais aussi à l’autre, en interrogeant notre utilisation des outils technologiques à notre disposition. La force des grands en somme. Je laisserai le dernier mot au jeu lui-même, avec son slogan phare : Tomorrow is in your hands.
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