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TOOTSIE (critique)

Tootsie célèbre aujourd’hui les 40 ans de sa sortie en salles ! À cette occasion, Pauline Lecocq vous parle de l’un de ses films préférés sur PETTRI, toujours aussi riche dans son discours sur le genre, le féminisme et le métier d'acteur et d'actrice.

Sydney Pollack, que l’on connaît pour Out of Africa ou Les Trois jours du Condor, n’avait pas fait de comédie avant ce 13e long-métrage de sa filmographie, et elle restera la seule de sa carrière (si l’on excepte la romance Sabrina en 1995, remake du film de Billy Wilder). L’idée et le projet mirent plusieurs années à se développer, avant que le cinéste ne signe pour le réaliser. Dustin Hoffman fut au contraire assez vite attaché au projet, et s’inspira de ses années de galère entre 20 et 30 ans à New York (avant d’exploser au théâtre puis dans Le Lauréat). En effet, son personnage, Michael Dorsey, est un acteur brillant mais difficile, il enseigne l’art dramatique, cachetonne, mais ne trouve plus de rôles… avant de s’habiller en femme et d’obtenir un second rôle dans un soap opéra médical populaire, "Southwest General" (pastiche de General Hospital (Hôpital Central en français), le plus long feuilleton américain encore en production).

On ne va pas se mentir, le film aurait pu être une catastrophe. Mais le ton choisi n’est pas la farce du type La Cage aux folles, et le réalisateur ne voulait surtout pas que c’en soit une (donc il fallait éviter la voix de fausset dans l’interprétation de Hoffman notamment), et c’est là que réside toute la réussite du film ! Le ton est en effet réaliste dans le sens où nous avons une véritable description du milieu de la télévision, du cinéma, du théâtre à New York et des rapports hommes-femmes. Le film est osé pour l’époque car ne tombe pas dans les clichés attendus, et se révèle au contraire tendre, mélancolique, parfois sombre, mais également très drôle ! Cela est dû au script réussi de Larry Gelbart et Murray Schisgal, des scénaristes hommes qui ont fait preuve de finesse et de sensibilité, et qui ont aussi été aidés par deux personnes non-crédités au générique, Barry Levinson (réalisateur, entre autres, de Rain Man) et l’humoriste-réalisatrice-scénariste-actrice Elaine May (légende aux Etats-Unis, et qui a obtenu 2019 son premier Tony Award, à 87 ans !), seule femme ayant travaillé sur le script. Il y a parfois quelques dialogues faciles (dû à l’époque aussi), mais en réalité on est très agréablement surpris de voir que le film parle de thématiques toujours brûlantes (et sans doute plus encore) aujourd’hui avec beaucoup de douceur, sans agressivité, juste en posant les bonnes questions.

40 ans après sa sortie, on est effaré (dans le bon sens du terme) par la modernité de ce long-métrage, qui parle de sexisme, de féminisme et de culture du viol : en effet, on pense à Harvey Weinstein, à d’autres cas du mouvement #MeToo (et on ne peut passer sous silence les accusations contre Dustin Hoffman). Tootsie décrit en effet des comportements abusifs masculins, que ce soit des abus de pouvoir ou du harcèlement sexuel. On pense notamment à la scène où Dorothy est agressée, moment interrompu par le retour de son colocataire (Bill Murray) qui essaye de détendre l’atmosphère. Michael enlève alors sa perruque et dit gravement : "Rape is not a laughing matter." (“On ne peut pas rire du viol.”), ce qui vient appuyer la thématique féministe (oui, osons le mot) du long-métrage. Après tout, le personnage de Tootsie (diminutif de Dorothy) donne son titre au film, et elle est un personnage féminin qui devient une inspiration, non pas par sa beauté (tant décriée dans le film) mais par son caractère et ses valeurs. Dans ce sens, il faut (re)voir l’émouvante interview de 2014 de Dustin Hoffman qui explique combien il jugeait les femmes selon leurs physiques avant de jouer ce personnage, et le conditionnement de la société concernant les femmes qui les réduit à leur physique et la notion de beauté féminine. Le film aborde aussi par petites touches l’homophobie et la transphobie, notamment par le personnage du père de Julie au détour d’une scène.

D’autre part, on est dans la même veine que La Nuit des rois de Shakespeare, car l’on assiste à une confusion des genres et à une confusion amoureuse (il y a plus qu’un triangle amoureux) pour les personnages : homme, femme, hétérosexuel.le, homosexuel.le… Les stéréotypes s’inversent également : par exemple, le personnage de Julie (Jessica Lange) porte tout le temps des pantalons et des baskets, et Dorothy à l’inverse porte uniquement des robes et des talons. Le film aborde donc les questions d’identité et de genre : quelle est notre identité ? Quelle étiquette porte-t-on ? Dans tout ceci, Michael s’y perd presque lui-même mais tout reviendra dans l’ordre à la fin (ce qu’on peut regretter). Cependant il n’y a pas de réelle happy end mais une fin plutôt ouverte et douce-amère sur la relation entre Michael et Julie.

Tootsie parle également du métier d’acteur.ice.s. Et il en fallait un grand pour porter ce double personnage ! Dustin Hoffman était alors au sommet car il venait de remporter un Oscar pour le film à succès Kramer contre Kramer, avec Meryl Streep. Son interprétation de Michael Dorsey-Dorothy Michaels est l’une des plus belles performances qu’on n'ait jamais vues, et l’une de ses plus célèbres encore de nos jours, car on croit aux deux personnages, Hoffman se révélant crédible en femme, justement en ne se moquant jamais de son personnage féminin mais en lui donnant une âme, loin de la caricature qu’on aurait pu attendre. Peut-être parce que l’acteur n’a jamais considéré le film comme une comédie, mais plutôt comme une tragédie. L’ironie du cinéma voudra que l’acteur interprète un professeur de littérature d’université dans L’Incroyable destin d’Harold Crick (Stranger than fiction) en 2006 dans lequel il explique au personnage éponyme (campé par Will Ferrell) la différence entre la comédie et la tragédie afin de déterminer dans quelle catégorie d’histoire il évolue, la ligne étant parfois floue.

Pour revenir au casting de Tootsie, Hoffman est très bien entouré par d’excellents acteurs dont les personnages sont attachants : Jessica Lange campe Julie, dont Michael tombe amoureux, l’une des actrices principales de "Southwest General" qui élève seule son enfant, tout en étant en couple avec le réalisateur du feuilleton. Lumineuse et douce, mais malheureuse, l’interprétation tout en délicatesse de Lange lui vaut l’Oscar du Meilleur Second Rôle Féminin (mais elle était nommé dans la catégorie Meilleure Actrice pour Frances la même année donc on peut penser que l’Académie lui ait donné en sachant qu’elle n’aurait pas l’autre récompense). Deux ans avant d’exploser dans SOS Fantômes (Ghostbusters), Bill Murray est hilarant : il joue le colocataire de Michael (Hoffman), metteur en scène et dramaturge snob lui aussi, auquel l’acteur apporte tout son timing comique, parfois en ne disant pas un mot. A l’autre extrême, nous avons Sandy (Teri Garr) : actrice fragile mais au fort caractère dont le personnage sert parfois un peu trop de faire-valoir comique (car s’énervant beaucoup), ce qui en fait peut-être le point faible du film. Et pourtant, c’est par le comportement qu’il a envers elle que Michael réalise qu’il n’est pas beaucoup mieux que les hommes auxquels il tient tête quand il est Dorothy. Charles Durning est émouvant en père de Julie (Lange) qui tombe amoureux de Dorothy. Et Sydney Pollack lui-même est très drôle en agent totalement dépassé par les actions de son acteur ! C’est d’ailleurs Dustin Hoffman qui voulut que le cinéaste joue ce rôle, alors que celui-ci avait d’abord refusé catégoriquement pour la simple raison qu’il n’avait pas joué depuis 20 ans ! On est quand même content qu’il ait accepté vu le résultat.

Le film propose donc une réflexion sur le métier de comédien : c’est en se mettant à la place des personnes que l’on incarne qu’on devient une meilleure personne, donc en faisant preuve d’empathie. Meryl Streep, qu’on ne présente plus, a d’ailleurs dit à ce sujet : "Empathy is at the heart of the actor's art." (“L’empathie est au cœur de l’art d’être acteur.”) C’est le meilleur moyen d’entrer dans la peau d’un personnage pour l’incarner et c’est ce que fait Michael en créant Dorothy : elle est une personne à part entière que Michael comprend et incarne avec le plus grand sérieux et respect, d’où sa crédibilité aux yeux des autres. C’est à se demander si cette vérité des acteurs ne pourrait pas être transposable plus largement à nous toutes et tous ? Un pas que franchit encore Meryl Streep avec cette autre citation : "The great gift of human beings is that we have the power of empathy, we can all sense a mysterious connection to each other." (“Le plus grand don des êtres humains est que nous avons le pouvoir de l’empathie, nous pouvons tous sentir une mystérieuse connexion entre nous.”) On peut alors se demander si ce n’est pas le cœur du film, et son message. En effet, en s’habillant et en devenant une femme, Michael réalise le sexisme dont est victime Dorothy ainsi que les autres femmes, et en vient à remettre en cause le comportement abusif de certains hommes, et à questionner son propre comportement.

Cette (fausse ?) comédie à l’humour fin et jamais vulgaire décrit par conséquent un éveil humain et altruiste, ainsi que le développement d’une conscience d’un homme égoïste, qui va devenir un allié de la cause féministe. Michael le dit lui-même : "I was a better man with you, as a woman, than I ever was with a woman, as a man." (“J'ai été un meilleur homme avec toi, en tant que femme, que je ne l'ai jamais été avec une femme, en tant qu'homme.”) Peut-être faut-il devenir une femme pour comprendre qu’on a un comportement sexiste, peut-être faut-il devenir un homme pour comprendre qu’on n’a pas à tout accepter ? Peut-être faut-il voir que nous avons tous une part de féminité et de masculinité dont il ne faut pas avoir peur, qu’il faut explorer pour comprendre et devenir un meilleur être humain, tout simplement ? Ces questions sont encore plus d’actualité aujourd’hui et c’est donc sans surprise que le film a été transposé avec succès en comédie musicale à Broadway en 2019 (Santino Fontana a d’ailleurs remporté le Tony Award du Meilleur acteur dans une comédie musicale pour sa reprise du rôle créé par Dustin Hoffman).

Tootsie est donc une excellente comédie (on rit en effet beaucoup) et un grand film important par l’histoire qu’il raconte. Il questionne la binarité de genre qui a construit notre société, nous conseille d’embrasser nos parts féminine et masculine, notre humanité, et nous rappelle de ressentir ce que nous n’utilisons que trop peu : l’empathie. Pas mal pour un film qui vient de fêter ses 40 ans, non ?


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