Après sa prestation incroyable lors de la mi-temps du SuperBowl, grand-messe du divertissement étasunien, mêlant sport, spectacle, business et musique, PETTRI revient sur After Hours, le dernier album de The Weeknd.
Si nous mettons de côté sa Trilogy de trois mixtapes sorties en 2011, After Hours est le quatrième album (LP) de The Weeknd. Dévoilé le 20 mars 2020, au début du confinement mondial, l’album de l’artiste canadien a été immédiatement un succès public et critique. Cependant, la communication est particulière, The Weeknd arborant un costard rouge, de grosses lunettes de soleil vissées sur le nez, parfois même des ecchymoses ensanglantées, et ce que ce soit dans ses clips ou ses prestations télévisées. Un look inspiré de celui de Robert De Niro dans Casino, alors que l’album emprunte son titre à un des films les plus mésestimés de Marty Scorsese, qui s’inscrivent tous les deux dans une imagerie 80’s qui va profondément marquer la couleur musicale du projet d’Abel Tesfaye (le vrai nom de The Weeknd). After Hours sera donc très
fortement cinématographique, un album visuel et conceptuel, qui ne perd pas pour autant de l’efficacité démente de l’artiste hip-pop-soul. Et cela la même année où il apparaît dans son premier film en tant qu’acteur, dans Uncut Gems des frères Safdie, interprétant son propre rôle en début de carrière.
Tout au cours de la promotion, au travers des clips et apparitions médiatiques de l’artiste, Abel Tesfaye a tenu un rôle, qui évoluait en cours de route. La sortie chronologique des clips de Heartless, Blinding Lights, d’un court-métrage nommé After Hours, In Your Eyes, Until I Bleed Out, Snowchild, Too Late, Save Your Tears et ses apparitions costumées chez Stephen Colbert, Jimmy Kimmel, au SNL, dans ses lives sur TikTok, aux VMAs, sur Vevo, aux American Music Awards ou au SuperBowl, tout porte à croire à une réelle narration visuelle de cet album qui est lui aussi tout autant l’un que l’autre. Dotées d’une mise en image soignée et léchée, les directions artistique et promotionnelle voguent main dans la main dans ce projet multimédia, en pleine inspiration nostalgique. En effet, dans Faith, il nous fait part de ce constat : “Losing my religion every day”, qui pourrait être une référence plus qu’évidente au tube de REM, alors qu’il cite directement Your Song d’Elton John dans Scared to Live et que la bonus track Nothing Compares évoque fatalement le Nothing Compares 2 U de Sinéad O’Connor.
Dans Trilogy, œuvre majeure de début de carrière, The Weeknd explorait des thématiques cycliques, autour d’une sombre sexualité, de consommation massive de drogues, dans des textes tournant autour de séduction incessante et d’infidélités inévitables. Une compilation de trois mixtapes brutes et sans filtre qui n'auguraient que du bon pour cet artiste qu’on voyait alors à tort comme un sous-Drake. Dans Kiss Land, son premier réel album studio, il essuie déjà les revers de ses tactiques manipulatrices de séduction, et se retrouve le cœur brisé dans un album en demie-teinte. Mais on le retrouvera à son meilleur, dans le très pop Beauty Behind The Madness, où il explore ses même failles personnelles, même s’il fait des efforts pour changer et s’améliorer. Dans son Starboy, ce sont toujours ses comportements dangereux et manipulateurs qui se retrouvent au centre de sa musique. Et dans l’EP My Dear Melancholy, même refrain. Car au-delà du changement de production et de style entre chaque sortie, les regrets et chagrins restent. The Weeknd est l’anti-héros de son propre récit, rejette l’idée de l’amour, mais le recherche toujours, bien qu’il sache bel et bien la douleur qui vient avec…
Et c’est là que le pseudo d’Abel tient tout son sens. The Weeknd peut vouloir dire the weekend, synonyme de plaisir, de romance, de nuit en club… Mais peut aussi vouloir dire the weakened, l’affaibli, l’amoindri, soit le revers émotionnel qu’ont ses actions. L’artiste originaire de Toronto a toujours été à fleur de peau, mais dépeignant des thématiques sombres et souvent pessimistes, dans des ambiances suaves, ténébreuses, moites, hallucinatoires, de drogues et d’excès, de sexe et de sensualité, qui contraste avec un style pop et des velleités de flows chantés et de sonorités que n’auraient pas reniés Michael Jackson ou Prince.
Après deux ans d’absence et quatre depuis son dernier LP, The Weeknd revient donc en 2020 avec After Hours. 14 titres (17 dans sa version deluxe) dont le sequencing a son importance puisqu’on a ici affaire à un concept-album narratif où le chanteur nous livre une fois de plus les affres de la célébrité et des relations amoureuses. Un cycle perpétuel de perte et d’amour qu’il commence encore une fois seul, Alone Again, où il essuie une nouvelle rupture dans la douleur, et où il se sent comme à la maison (“In Vegas, I feel so at home”). Noyant la souffrance pour retrouver ses travers d’avant, où le détachement amoureux semble faire plus de mal que de bien à l’artiste. La drogue revient sur le tapis (“I took too much, I don’t wanna die”), alors qu’un flashback nous révèle comment il en est arrivé là, seul et dans une autre ville, grâce à la grandiose Too Late, à la production léchée et assez dingue. Dans cette chanson, il regrette ses infidélités et blâme son environnement quand il dit “I can’t trust where I live anymore”. Où il vit, c’est à Los Angeles, ville vampirique qu’il exècre de plus en plus. Mais dans Hardest to Love, il prend la faute sur lui, en enfonçant le clou sur L.A. : “I don’t feel it anymore, the house I bought is not a home”. Ce n’est cependant que dans Scared to Live qu’il reconnaît qu’il a fait souffrir inutilement la femme qui était alors avec lui : “When I saw the signs, I shoulda let you go, but I kept you beside me”. En la gardant égoïstement à ses côtés, Abel a empoisonné la vision de la dame sur l’amour qu’elle méritait réellement. La peur d’être seul(e) et avoir le courage de trouver quelque chose de nouveau, voilà ce que voulait Abel. Pour lui-même, mais aussi pour cette femme, un mantra “So don’t be scared to live again”.
Snowchild raconte le Abel des débuts, celui du Toronto enneigé, et des déconvenues qui lui sont arrivées depuis qu’il croule sous le soleil californien. Ce n’est pas la première fois que The Weeknd parle de sa déconnexion avec son environnement. Déjà dans The Morning, sur la mixtape House of Balloons en 2011, il nous disait que “Cali is the mission, visit every month like I’m split life livin’”; et aussi en 2015 dans Tell Your Friends “I miss my city, man, it’s been a minute, MIA a habit, Cali was the mission”. Pris dans le tourbillon du succès, il ne fait plus ses allers-retours à la maison, si bien qu’il n’en a plus vraiment. Toronto est loin, une ville étrangère, L.A. une mission atteinte dans laquelle il est coincé. Dans Snowchild, il nous dit, “Cali was the mission, but now a nigga leaving”. Son raisonnement, c’est que la Cité des Anges détériorait son âme, mais aussi celui de sa ou ses partenaires. S’il retourne à la maison à Toronto, c’est faire marche-arrière, renoncer à ce dont il rêvait.
La chanson suivante est donc (sobrement?) nommée Escape from L.A, The Weeknd nous confie, sous couvert d’une discussion artistique avec cet être autrefois aimé : “You pillow talk to me about the men who try to get in between us, they buy you bags and jewelry”. La gloire et l’argent attirent les regards et l’attention du sexe opposé, pour les deux parties. Pour lui, “these hoes will always find a way” et affectent non seulement sa santé, mais aussi le bien-être de toutes ses relations : “This place will be the end of me”. Sans cette femme (théorique? réelle? regroupant plusieurs d’entre elles?) il se dit même “I’d be nothing without you” et ce même s’il “got everything I wanted”. La complexité de ce qu’on veut et de ce qui est bon pour nous... Il semble donc réellement affecté par la perte de cet amour. Mais ça ne serait pas un album de The Weeknd s’il ne (re)tombait pas dans ses travers corruptifs, pour une aventure sans lendemain. Donc L.A est-elle vraiment la cause de ses souffrances, ou Abel lui-même ?
Suivent trois titres produits par Metro Boomin, producteur-star au talent sans pareille. De retour à Vegas, l’amoureux transi mais corrompu n’est plus. C’est la bête qui se réveille : grosses voitures, drogues dures et aventures sexuelles. Tous les travers de la gloire et de la fortune de The Weeknd lui font de nouveau perdre de vue Abel dans le tube Heartless : “And I’m back to my ways ‘cause I’m heartless, all this money and this pain got me heartless”. Cette douleur lui fait perdre la foi dans Faith : “‘cause I lost my faith, so I cut away the pain”. Mais rien ne s’arrange pour autant : “All my demons wanna pull me to my grave, I choose Vegas if they offer Heaven’s Gate”. Dans ce morceau définitivement introspectif, Abel se tourne même parfois vers le métaphysique : “I pray when I look inside the mirror and see someone I love”. Mais difficile d’atteindre la grâce divine dans la ville du Péché : “Sin City’s cold and empty”. Dans l’incroyable hit Blinding Lights, il s’aveugle par les sirènes lumineuses de Vegas, les tentations sont partout, et il agit comme le diable vêtu de rouge qu’il est. Mais si la ville est froide et vide, comment expliquer cette métaphore infernale ?
S’il part de L.A, il se retrouve dans la ville du Péché, ce n'est donc pas beaucoup mieux. Dans In Your Eyes, il continue sa pénitence, en ne pouvant cacher davantage ses émotions et son amour-propre auprès de cette femme qu’il aime encore, quand il la regarde réellement : “I’m ashamed of what I done, when I look at you in your eyes”. Dans ses yeux, il y voit des larmes. Donc dans Save Your Tears, il la croise à nouveau (“I saw you dancing in a crowded room, you look so happy when I’m not with you”) mais tout semble vraiment fini, même si c’est douloureux pour tous les deux. Dans Repeat After Me, Abel fait face au fait que cette femme a tourné la page, ou en donne au moins l’impression : “You don’t love him if you’re thinking of me / but it ain’t right if you fuck him out of spite”. La seule issue pour Abel semble être la dépression ou le suicide avec la chanson éponyme de l’album : “Put myself to sleep, just so I can get closer to you inside my dreams”. Quitter L.A, quitter le monde. Aucune véritable issue possible au ressentiment. Pas même les drogues, qui dans Until I Bleed Out, l’ultime morceau de l’album, ne sont plus une échappatoire (“I don’t even wanna get high no more”).
La sève de The Weeknd, ce qu’il a toujours donné, ses souffrances dans son art, pour notre plaisir et notre divertissement, mais tout ça est un cercle vicieux, qu’il est prêt à faire jusqu’à être exsangue. Mais du coup, on le retrouvera sûrement Alone Again… Un album en forme d’ouroboros, qui peut et doit s’écouter en boucle, puisqu’au-delà de Los Angeles, c’est la vie que The Weeknd s’est imposé et s’impose qui le pousse à faire toujours les mêmes choix douteux et douloureux, pour nous, ses auditeurs. Nous sommes et il est la cause de ses souffrances. Et nous en redemandons. Nous mettre à cette place est un pari, mais le faire avec un écrin aussi festif et réflexif tient du génie pur.
Texte fortement inspiré d’un superbe travail d’analyse de la chaîne Youtube nommée Middle 8, que vous pouvez retrouver ici :
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