Le 29 janvier est sorti The Future Bites, 6e album solo de Steven Wilson. Le musicien et multi-instrumentiste présente à travers une pop ambitieuse une perplexité, une fascination incrédule, une participation assumée face à ce qui se dessine aujourd’hui via les nouvelles technologies. PETTRI l’a écouté et le décrypte pour vous.
Notre usage des nouvelles technologies et du web a eu un impact considérable dans notre comportement, nos interactions, notre rapport au monde et à nous-même ces deux dernières décennies. Il s’est infiltré dans notre façon de communiquer, nos capacités de concentration, notre compréhension, notre perception du monde et des actualités, notre approche des produits culturels et nos habitudes de consommation.
Ces phrases sonnent comme autant d’évidences, et chaque jour offre une occasion de les constater. Un débat enflammé sur Twitter à coups de hashtags. Une instagrameuse qui vend l’eau de son bain. Un président qui souffle le chaud et le froid via les réseaux sociaux, eux-mêmes accusés d’avoir influencé ses électeurs. Des sites qui permettent aujourd’hui de déposer tout un tas d’objets provenant du monde entier dans un panier virtuel, panier que l’on peut choisir de valider ou non avant d’être livré chez soi. Des réseaux où l’on est en permanence liés aux autres, exposés à leurs interactions, leurs messages, leurs réactions. Où l’on réagit et interagit soi-même, selon des codes de mise en scène de soi précis. Où l’on est, malgré soi, influencés par une publicité et des informations nous confortant dans nos biais de perception, filtrées selon des algorithmes. Des nouvelles qui nous sont transmises instantanément, plus ou moins douteuses, venant de sources qui le sont tout autant, mais se propageant avec une telle facilité.
Tout cela, Steven Wilson s’en empare et livre le résultat de sa réflexion dans son 6e album solo, The Future Bites. Nulle dénonciation ici, mais une exploration fascinée de la psyché de l’individu hypnotisé par les écrans, par son reflet que les réseaux sociaux lui renvoient. Cette exploration n’est pas nouvelle en soi pour qui connaît les morceaux du multi-instrumentiste, souvent mélancoliques. En 2018, lorsqu’il commence l’écriture de l’album, l’optimisme n’est guère présent. On est alors en plein Brexit. Le monde est tenu en haleine par les tweets de Donald Trump, au milieu de sa présidence. Les prises de position marchent à l’émotionnel, sans nuances. Les influenceurs dictent à leurs followers quelles marques porter, quels lieux visiter, et sont célèbres uniquement pour ça. Mais il y a aussi un type, rencontré en vacances, qui lui parle de son métier. Cet homme analyse les raisons pour lesquelles les gens ajoutent les produits dans leur panier sur Amazon et autres sites de e-commerce, sans mener l’achat jusqu’au bout. Chose que Steven Wilson fait lui-même, il le reconnaît volontiers. Mais le constat est là : il existe aujourd’hui des professions où l’on cherche comment Amazon peut convertir ces ventes potentielles en ventes réelles. Ce qui met en jeu des sommes colossales, justement au profit de ces entreprises. Steven Wilson le dit : “J’étais fasciné par l’idée que des gens, dans les coulisses, traquent nos schémas comportementaux et nos actions en tant que consommateurs.” Et nous poussent, donc, à acheter tout et n’importe quoi.
En résulte l’un des morceaux principaux de The Future Bites, "Personal Shopper". On entend sur cette power song Elton John, l’un des plus célèbres accros au shopping, y énumérer des articles tout à fait dispensables : du savon à base de cendre volcanique, une smartwatch, des compléments de vitamines, des faux cils. Tout en satire, au long de l’album, Steven Wilson montre sa fascination devant cette définition de soi à travers les achats et la valeur des objets, customisés ou en édition limitée. Devant, aussi, le fait que désormais, tout est possible : grâce à Photoshop, on peut se prendre en photo dans le Grand Canyon, et grâce au deepfake, devenir Barack Obama, Mark Zuckerberg ou Joseph Staline.
Avec The Future Bites, Steven Wilson entreprend son exploration à la fois visuelle et musicale, et parodie cette tendance du design et de l’élitisme conceptualisé. Par ailleurs, celui à qui le surnom du « King of Prog » traîne encore aux pieds entend s’affranchir de cette étiquette, encore et toujours. Pourtant, par ses projets divers et variés (No-Man, Bass Communion), il s’est associé non seulement à un rock classique, avant-gardiste et expérimental, mais aussi à l’ambient et à la dream pop. Ainsi, en composant The Future Bites, il se penche sur le potentiel de la musique électronique et des drum machines présentes dans la pop contemporaine. Pour le faire ressortir, Steven Wilson s’entoure de David Kosten en tant que co-producteur, connu pour son travail avec Bat for Lashes et Guillemots, mais aussi des batteurs Michael Spearman (Everything Everything) et Jason Cooper (The Cure), en plus de ses comparses habituels (Nick Beggs à la basse, Richard Barbieri et Adam Holzman aux claviers). L’album condense toutes ces influences, communiquant ses idées via une pop contemporaine, aux sonorités électro et organiques, ambitieuse, avec quelques pincées de funk. On pense ici au morceau "Eminent Sleaze", seul morceau sans électro à proprement parler, qui n’est pas sans rappeler "Have a Cigar" (Pink Floyd) à bien des égards.
Cela ne manque pas de désarçonner les habitués purs et durs des sons plus métal de Porcupine Tree, dès la sortie de "Personal Shopper" comme 1er single de l’album. Au sein de la fanbase naissent des débats outragés comme il y en a eu auparavant autour de "Permanating", morceau digne d’ABBA tiré de l’album précédent. Or, pour qui connaît l’approche de Steven Wilson, déterminé à ne pas se cantonner à un genre en particulier et encore moins à répondre à des attentes fermées, la chose n’est pas si surprenante. Et c’est ce qui, entre autres, rend son œuvre intéressante, The Future Bites y compris.
En parallèle, Steven Wilson et son équipe mettent en place la communication autour de l’album, parodique. Sont créés une fausse entreprise, une marque, un label estampillés THE FUTURE BITES™, un site web dédié avec des logos pseudo-inspirants ("The difference between money and people is that people work" ; "Living a normal life can be a pleasurable circus" ; "General anxiety can be a sign from God not to try heroin"), la présentation de l’équipe aux titres ronflants et force produits (papier toilette, canette remplie d’air). Les ressorts habituels sont utilisés avec force teasers : Facebook, YouTube, Twitter, Instagram, même TikTok. Ce avec d’autant plus de force qu’une certaine pandémie passe par là et décale la sortie de l’album. Pandémie qui, au passage, rend le propos de l’album plus éloquent. Chacun se retrouve isolé, lié au monde plus que jamais par le biais d’un écran, plongé dans l’hypercommunication, l’information instantanée, anxiogène, manipulée, marketée, mêlée à l’injonction à une consommation effrénée.
Durant cette année 2020, disons, compliquée, la promotion de The Future Bites est menée de main de maître. La parodie ultime vient avec l’édition ultra deluxe limitée à un seul exemplaire, vendue à 10 000 livres sterling, contenant tout ce dont rêve un collectionneur élitiste fan de l'artiste : des paroles écrites à la main, une médaille et une certification de Grammy, la copie unique d’un morceau… Car, que ce soit dans The Future Bites ou dans la communication autour, Steven Wilson ne se prive pas d’égratigner l’industrie musicale actuelle. Cette dernière, face au streaming, entend ajouter de la valeur à la musique avec les démos inédites, les enregistrements lives, les versions alternatives, l’artwork et tout ce qu’on peut inclure dans une édition deluxe limitée. Et, ainsi, continuer de faire acheter ses produits physiques aux gens qui ont déjà l’EP, le vinyle, le CD, le CD remasterisé… L’égratignure est cynique, Steven Wilson étant partie prenante, non seulement en tant qu’artiste signé chez un label d’Universal, mais aussi mélomane et collectionneur assumé de vinyles et d’éditions deluxe. Les clips vidéo ne sont pas en reste : "Personal Shopper" s’attaque aux achats frénétiques et dépersonnalisants, "Eminent Sleaze" à un univers au bord du gouffre, "Self" au deepfake.
C’est tout cela qu’il faut prendre en compte en écoutant The Future Bites et son récit entraînant, concis (42 minutes !), quasiment dystopique, nourri à l’univers Black Mirror. On y retrouve les figures bien connues aujourd’hui de l'influenceur, la personnalité houleuse, l'homme derrière les ficelles de la marchandise, le consommateur à la toute-puissance de paille, l'internaute enragé qui s’improvise critique, scientifique, éditorialiste, l’individu seulement connu pour être célèbre. Et la figure du self à travers le prisme des réseaux sociaux et des fake news. Le récit de cette décennie.
Alors oui, le futur mord, et ça pique légèrement.
Pour en revenir à l’album, vous l’aurez compris, il mérite plusieurs écoutes pour l’apprécier à sa juste valeur, à la lumière de tout ce qui vient d’être écrit. Également, pour savourer la maîtrise des arrangements de Steven Wilson et son travail sur la texture sonore. Il y a là des compositions entraînantes, riches, portées par la voix de ce dernier, qui ose s’affirmer désormais en tant que chanteur en puisant dans le falsetto (il faut écouter et regarder l'envoutant "King Ghost").
The Future Bites est sorti le 29 janvier, et la valse de la promotion n’a cessé de continuer, entre les interviews et les revues. Ce 2 février, on a vu Steven Wilson relayer une actualité heureuse : un post d’Elton John sur Instagram faisant les louanges de The Future Bites. A l’heure de l’instantané, cette consécration a un goût d’ultime.
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