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ROCKY / SATURDAY NIGHT FEVER : UNE ANALYSE SOCIALE

Deux films-étendards de la pop culture américaine, Rocky et Saturday Night Fever ont plus de similitudes qu’il n’y paraît, en plus d’avoir une portée bien différente de leur première lecture superficielle. Analyse croisée.

Nombreux sont les points communs entre ces deux films-étendards. Au-delà du pur hasard qu’ils soient côte-à-côte dans ma vidéothèque (rangée alphabétiquement par réalisateurs - Avildsen et Badham, c’est pas loin), on retrouve un poster de Rocky dans la chambre de Tony dans Saturday Night Fever. Aussi, Sylvester Stallone, héros du premier, écrira, produira et réalisera en 1983 Staying Alive, la suite du second. Leur héros aussi : des italo-américains sans le sou, dans une grande ville dont ils côtoient le pavé, ne vivant que pour leur passion, la boxe pour le premier, la danse disco pour le second. Mais au-delà de tout ça, les deux films, qui sortent successivement en 1976 et 1977, portent dans leur moëlle un ADN commun : la représentation d’un écosystème, d’une certaine idée de la masculinité et une plongée en détails dans un contexte social précis.

Les deux films ont tout de suite acquis une renommée publique, mais aussi académique, puisque Rocky remporte trois Oscar, dont ceux du meilleur film et du meilleur réalisateur qui plus est, alors que Saturday Night Fever est quant à lui nommé dans plusieurs catégories. Stallone réalisera non seulement la suite de Saturday Night Fever, qui suit le personnage de Travolta tentant sa chance dans le monde très sélect de la danse moderne à Manhattan, gommant peu à peu ses origines populaires de Brooklyn, pour se faire une place au soleil du côté de Broadway. Il réalisera lui-même deux suites à Rocky avant de faire Staying Alive (qui tire son nom du hit que les Bee Gees avaient fait pour SNF), dont il se joue même du nom de sa première réalisation, Paradise Alley (La Taverne de l'enfer), puisque le spectacle dans lequel joue Tony dans Staying Alive se nomme Satan’s Alley. Paradise Alley est un drame sportif assez proche de Rocky pas inintéressant mais un peu gauche, surfant clairement sur le succès de celui-ci. Et Staying Alive l’est tout autant, reprenant les grands axes et obsessions de son auteur, pour les fausses victoires et les personnages perdus en quête de mieux. Ça et Sly qui fait une apparition dans la rue en croisant Tony. Sinon, Staying Alive a malheureusement ses limites...

Mais revenons à nos moutons. Ou plutôt à nos rêveurs prolétaires. Tony et Rocky ont beaucoup de points communs, malgré leur différence d’âge certain. En effet, si Rocky approche de la trentaine, Tony n’a quant à lui qu’à peine 19 ans. L’un vit à Philadelphie, l’autre à Brooklyn. L’un est une petite frappe à la botte d’un usurier notoire, l’autre à un emploi honnête dans magasin de bricolage qui ne l’est pas. S’ils sont tous les deux peu éduqués, ils vivotent tous deux pour leur passion (la boxe, la danse disco). Ces Italo-américains ont aussi un rapport très différent aux femmes. Si Rocky est un peu bourru et simplet, il n’a d’yeux que pour l’employée de l’animalerie du coin, Adrian. Tony est un tombeur. Danseur doué, au physique avantageux, il séduit toutes les jeunes femmes du dancing dans lequel il se rend tous les samedis soirs. Plus que ça, ses yeux azurs et son sourire ravageur lui attirent les faveurs de la gente féminine venant faire leurs achats dans le magasin dans lequel il travaille. Quand les filles se jettent éperdument à son cou, comme la jeune Annette, qui va se détruire à vouloir son attention, il s’en fiche complètement. Et évidemment celui-ci va s'amouracher de la seule qui lui résiste un peu, Stephanie.


Stephanie est un peu le personnage qui donne à Saturday Night Fever tout son caractère noir. Dans une scène très dérangeante, d’autant plus aujourd’hui, Tony force la jeune femme à un rapport sexuel - une réelle tentative de viol. On est bien loin de Grease hein. Suit un rapport en réunion, d’abord consenti puis plus du tout, entre Annette et les amis de Tony, ne sachant plus quoi faire pour attirer l’attention du jeune éphèbe. Si le film se conclut sur un espoir de relation entre Tony et Stephanie, elle est beaucoup moins sûre, plus juvénile, que celle entre Rocky et Adrian. Preuve en est, c’est elle que le boxeur appelle lors de sa victoire personnelle (le personnage perd le match, mais il est arrivé à se dépasser pour rester debout durant 15 rounds contre le champion du monde). La victoire sportive de Rocky est conjointe à son amour pour Adrian, qui a grandi durant son entraînement, jusqu’à ce que le match arrive, et qu’il ne prouve à lui, à ses proches, aux autres, que le rêve américain est possible. C’est ce même rêve américain et son revers qui touche Tony à la fin du concours de danse. Les juges accordent la victoire à Stephanie et lui, mais pour lui, c’est un autre couple, de Portoricains, qui a été meilleur. Il sait qu’il ne mérite pas le prix et leur cède, comme pour restaurer la justice sociale qui défavorisait ces “étrangers”, ainsi que de s’acquitter d’une fausse victoire, au contraire complet de Rocky, auquel on accorde une fausse défaite, puisqu’il aura fait le plus dur, c’est-à-dire tenir bon face au meilleur du monde. Gagner aurait été trop. Ce qu’il fera d’ailleurs dans la suite Rocky II, avant que la saga ne devienne moins intéressante au fil des opus. Cependant, elle s’est ravivée par deux fois : une fois en 2006, dans un Rocky Balboa crépusculaire, avant qu’on ne se tourne dès 2015 sur la relève, soit le fils caché de Creed, dans les films du même nom, avec toujours Stallone mais aussi Michael B. Jordan dans le rôle-titre. Et dans ces films, on retrouve un peu de l’attrait social du premier film, mais moins sombre, plus optimiste. Et ce n’est pas étonnant que ces deux réussites commerciales et académiques aient eu toutes deux des suites, tant leur sujet, celui d’un homme lambda en quête de reconnaissance, de lumière, avec du talent, de la persévérance, un environnement particulier. C’est ça le rêve américain finalement : une réussite personnelle et sociale, associée au regard des autres.


Que ce soit dans les rues de Philadelphie ou de Brooklyn, ces Italo-américains sont confrontés à la misère du quotidien, courant sans cesse après quelques billets, et qu’ils soient à peine sortis du lycée comme Tony, ou presque trentenaire comme Rocky, dans une ville ouvrière ou d’un quartier populaire de mégalopole. Les amis des deux protagonistes sont aussi des témoins de cette misère à laquelle on veut échapper. Il y a d’abord leur famille. Inexistante pour Rocky, mis à part via des photos de lui enfant sur le miroir de son appartement spartiate, presque insalubre, dont la seule fantaisie est le bocal de ses tortues. Pour Tony, c’est son père qui fait pression pour qu’il ne gâche pas sa vie, mais du moment qu’il travaille… Son frère, prêtre qui abandonne les ordres, supporte beaucoup plus les choix de son petit frère, jusqu’à le suivre au club pour le voir danser. Dans Staying Alive, c’est d’ailleurs lui qui pousse Tony à se lancer dans une carrière de danseur. Mais dans ces personnages secondaires, il y a aussi les amis. Rocky a Paulie. Son unique réel ami. Et pourtant, ils ne font que s’engueuler. Paulie lui aussi veut sortir de la misère. Ouvrier sans le sou, chauve, sans talent, vivant avec sa sœur à la timidité maladive, Adrian, avec laquelle il n’a plus de patience. C’est pourtant lui qui facilite la connection entre Rocky et son amoureuse, et qui soutient aussi le boxeur au quotidien durant son entraînement. Tony a tout un groupe d’amis, tous plus obsédés les uns que les autres. Mais le plus intéressant d’eux est Bobby, un jeunot qui semble un peu en retrait, ne cherchant que le regard de Tony, et qui meurt en tentant une ultime cascade (littérale). Ce jeune ami permet de montrer le côté plus personnel et in fine, plus nuancé, plus humain, de notre protagoniste. Scénaristiquement, les deux films sont vraiment des modèles de caractérisations. On comprend très vite les personnages et leurs motivations, mais déroulent aussi des récits complets et satisfaisants qui suivent tous les deux les mêmes schémas de construction.

À la fois Rocky et Saturday Night Live adoptent des styles de mise en scène, qu’il s’agisse à la d’image ou de son, qui sont typiques de leur époque de production. Le rendu est très réaliste, privilégiant les lieux réels (location en anglais) en extérieur comme en intérieur. Pas (ou très peu) de tournage en studio. Dans les deux films, on utilise la nouvelle création de Garrett Brown, la steadycam, cette fameuse invention qui permet des mouvements de caméra fluides, qui fut testée dans Marathon Man et Bound of Glory, avant d’être popularisée dans Shining. Le côté artisanal de nos deux films est en effet contrecarré par leur utilisation d’une technologie nouvelle et à la pointe. Aussi, les deux films se rejoignent autant qu’ils diffèrent sur leur musique. Si aujourd’hui les deux bandes originales sont toutes deux cultes, Rocky a un traitement plus académique de la musicalité, une base orchestrale majeure signée Bill Conti, qui exploite un thème souvent très doux et subtil, explosant par moments dans une orchestration que l’on connaît tou.te.s. Dans Saturday Night Fever, à la faveur du sujet, les producteurs décident de confier la musique aux Bee Gees, groupe disco très en vogue à l’époque, et qui compile des chansons très significatives du milieu dépeint, en même temps que de créer quatre chansons, qui sont désormais leurs chansons les plus connues : Staying Alive, How deep is your love, More than a woman et Night Fever. Néanmoins, la musique plus orchestrale, néanmoins disco, est confiée à David Shire, dont la Manhattan Skyline est aujourd’hui encore très utilisée dans d’autres productions. Dans le premier film, la musique est donc plus académique et extra-diégétique, tandis que dans le second, elle est plus pop, ancrée dans le récit et ce qu’il dépeint. L’environnement s’y prête plus, aussi.


En définitive, Rocky et Saturday Night Live portent en eux la sève de leur sujet. Les personnages sont complexes, riches, beaux, évolutifs, portés par des comédiens investis. Le réalisme avec lequel sont racontés les films s’appliquent au fond comme à la forme, tandis qu’ils nous racontent tous deux des histoires similaires, sans être copiées-collées. On assiste alors à deux plongées presque scientifiques, malgré qu’elles soient fictionnelles, dans des mondes qui pourraient sembler totalement différents, mais qui se révèlent être très similaires : des mondes de chances, de passion, de dépassement, de compétition, où l’élévation sociale n’est permise qu’au prix d’un travail acharné. Une certaine idée du rêve américain, résumée dans deux films géniaux et éternels, sortis peu ou prou à la même époque, et dont les racines sont les mêmes : un cinéma américain social mais où le divertissement prime, dans un écrin soigné et populaire.

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