Sorti le 9 novembre, Pacifiction : Tourments sur les îles est le premier film contemporain du catalan Albert Serra, auteur de La Mort de Louis XIV et Liberté. Bénédicte Boucher nous livre sa fascination pour cette œuvre singulière.
Pacifiction, entre interrogation et contemplation
C’est sans mauvais jeu de mots qu’il convient d’associer le film de Albert Serra à une véritable contemplation. Et pour cause, la première scène du film est sublime ! Ces montagnes comme des ombres chinoises et ce rose avec ces conteneurs colorés. Le tout filmé sur un magnifique travelling vers la gauche, pendant au moins une minute, c’est beau. Ce rose et ce bleu sont les couleurs en guise de fil conducteur de l’image durant les 2h45 du film. Des couleurs que l’on retrouve, soit sur les néons du Paradise Club, soit sur les costumes traditionnels dédiés aux combats de coqs. C’est aussi le bleu des officiers de la marine nationale, présents toujours dans ce night-club. Ce bleu qui dénote avec l’ambiance un peu sombre de ce bar. Et pourtant, c’est paradoxalement une ambiance très ironique qui démarre dès les premières secondes du film avec en fond «Trade Winds» de The Outriggers qui défile gentiment, pendant que chaque personnage prend le temps d’observer la soirée. Et pendant que nous, spectateur durant ces 15 premières minutes, on prend le pouls de cette ambiance et on s’interroge. Ce qui est certain, c’est que l’image est magnifique. Les couleurs sont chaudes, un peu comme un tableau qui défile et que le spectateur peut comprendre qu’il s’agit d’un film surtout contemplatif, où l’action ne sera pas le personnage central du film.
C’est d’ailleurs pour cela que les spectatrices à côté de moi semblaient s’être ennuyées. D’après elles, les dialogues manquaient et « il ne s’est rien passé ». Mais justement, le film tourne autour du vide qui plane sur cette île, des habitants au courant de pas grand-chose et un représentant de l’État tout aussi perdu. Quant à eux, les dialogues ne sont certainement pas empruntés à des films américains où aucune place n’est laissée à un seul petit souffle. Mais justement, le silence est présent et c’est un personnage et une musique en même temps. Il marque la quête perdue d’avance du personnage de De Roller, le Haut- Commissaire de la République sur l’île de Tahiti. Ce personnage est brillamment incarné par un Benoît Magimel touchant. Ce personnage au costume unique, un peu démodé et pas tellement assorti pour cette île, mais qui lui va pourtant bien. Il incarne cet homme un peu attachant, qu’on a envie de suivre dans cette quête insensée. Cette grande veste beige avec ce pantalon assorti et cette chemise fleurie suffisent à faire de De Roller le protagoniste du film. Même si on ne comprend pas bien son chemin, on apprécie le suivre. Et puis son jeu rempli de manières lorsque ce dernier déguste les fruits et les jus de fruits qu’on lui sert, permettent eux aussi de nous embarquer sur cette île où règne la paranoïa.
Et puis en bonus, ça permet aussi de dresser une mise en scène exotique qui permet de voyager sur grand écran et qui nous change des cafés parisiens. Les jolis plans taille réservés uniquement aux personnages locaux sont eux aussi synonymes d’originalité. Leurs pieds ne sont jamais dévoilés. Même les « corps » des bouteilles d’alcool du night-club ne sont pas dévoilés. Pour l’anecdote : c’est simplement un joli plan sur leurs bouchons qui est présenté sur un fond de néons roses - et juste ça c’est beau. Les plans plus larges sont ceux destinés aux protagonistes extérieurs à l’île, notamment à De Roller. Ce choix s’apparente un peu à une danse entre les locaux et l’homme politique qui lui, est filmé entièrement. Ses espadrilles en tissus sont souvent dévoilées et même parfois ses chevilles sont mises à nues, comme lorsqu’il fait du jet-ski. Le spectateur peut y voir une métaphore, mais libre cours à la sensibilité de chacun. Pacifiction est donc un film expérimental, rempli de métaphores que le spectateur doit déceler. Des métaphores certes nombreuses mais excusées car cachées derrière des paysages empruntés à Gauguin. Le directeur de la photographie a d’ailleurs dû se faire plaisir.
Concernant les dialogues, ils sont comme empruntés à un documentaire, et le spectateur ne sait finalement plus la limite entre réalité et fiction. Chose agréable puisque cela permet de s’imprégner de l’ambiance de l’île, comme un film témoin d’une vie en outre-mer. Une mise en scène entièrement orchestrée où aucun détail n’est oublié. Les couleurs incarnent une ambiance et le son est magique. Témoin de cette brillante mise en scène, la scène du retour au night-club, où les personnages brillent dans le noir : on alterne entre le sérieux des uniformes de la marine nationale, avec la légèreté de l’amiral dansant au rythme de la musique et se laissant hypnotiser par un maillot de bain blanc en gros plan. Un tableau sonore qui fait sourire et même beaucoup rire, qui devient finalement la scène d’ouverture en version un peu plus fantasque, car le cercle vicieux est en marche. Cette petite pièce de théâtre incrustée dans ce film est un peu confuse mais extrêmement créative. Finalement, Albert Serra nous embarque dans la paranoïa de son personnage, où le scénario est un peu déroutant mais les images sont belles, et où le spectateur s’imagine un peu comme immergé dans un documentaire, aux dialogues fluides et aux silences appréciables.
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