À l'occasion de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l'Holocauste, Maxime Belval revient pour PETTRI sur une bande dessinée qui a marqué l'histoire de l'édition dans les années 1980, et qui encore aujourd'hui est saisissante par son audace et sa virtuosité : Maus, de Art Spiegelman.
HISTOIRE D'UNE FAMILLE JUIVE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE
Le 27 janvier 1945, l'Armée rouge libère le camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz-Birkenau et les presque 7000 survivants qui s'y trouvent encore. Depuis la création du camp en 1940, près d'un million de personnes y ont péri. En 2002, la date du 27 janvier a été instituée Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l'Holocauste par le Conseil de l'Europe et par l'Assemblée générale des Nations Unies, afin de perpétuer le souvenir des atrocités de la Shoah...
De nombreux récits et témoignages ont été publiés par des rescapés pour rendre compte des conditions d'incarcération terribles dans les camps, où la mort et l'anéantissement étaient omniprésents. Les écrits de Primo Levi (Si c'est un homme, 1947), de Charlotte Delbo (Aucun de nous ne reviendra, 1965) de Simone Veil (Une vie, 2007), ou encore récemment de Ginette Kolinka (Retour à Birkenau, 2019) sont des ouvrages incontournables. Maus d'Art Spiegelman occupe une place à part dans la littérature sur la Shoah : il ne s'agit pas d'un témoignage direct mais d'une reconstitution narrative à partir du récit raconté par le père de l'auteur. Art Spiegelman n'a pas connu la déportation, mais raconte l'histoire de ses parents, des Juifs polonais qui ont survécu au régime concentrationnaire nazi.
Dès la parution du premier tome en 1986, Maus connait un succès immédiat. Le format choisi, celui de la bande dessinée est une rupture totale ! Le thème de la Shoah n'a alors jamais été traité de la sorte, et la démarche de l'auteur est audacieuse. Le récit s'élabore autour de deux lignes narratives distinctes. D'une part nous suivons les entretiens entre Art, alors jeune auteur de comics, et son père Vladek, vieil homme fatigué à la santé déclinante. Leurs rapports sont tendus voire conflictuels, mais Art n'a qu'une idée en tête : recueillir le témoignage de son père, lui faire raconter la guerre. Ce témoignage occupe l'autre ligne narrative, et montre la vie de Vladek, de sa femme et de toute leur famille du milieu des années 1930 jusqu'à la fin du conflit. Ces deux temporalités s'entremêlent de manière subtile, et font émerger des problématiques fortes.
D'abord celle de la mémoire. Elle passe par la description de la montée de l'antisémitisme dans la société des années 1930 et par le portrait des conditions de vie dans les ghettos et l'expérience des camps. Au moment où Art Spiegelman décide, dans les années 1970, de faire témoigner son père, l'histoire de la Shoah est encore souvent tue. Sa démarche témoigne ainsi de l'émergence de la notion d'une mémoire de la Shoah (de la même manière que le film Shoah de Claude Lanzmann, sorti en 1985), au moment où les rescapés commencent à disparaître et où leur témoignage revêt une importance toute particulière.
C'est ensuite une problématique qui se joue autour de la confrontation de l'auteur à son histoire familiale : le témoignage de Vladek fait prendre conscience à son fils de l'ampleur des évènements tragiques qui ont détruits sa famille. L'identité même d'Art est bouleversée par le poids de l'héritage familial, se manifestant par une angoissante impuissance.
C'est enfin le thème de la culpabilité qui traverse l'ensemble de l'ouvrage. Celle d'abord des survivants (pourquoi eux et pas les autres ? comment se reconstruire après l'horreur ?) et celle ensuite d'un fils, qui porte le fardeau d'un traumatisme collectif (comment supporter d'être le réceptacle de tant de souffrances sans les avoir vécues ? comment écrire sans dénaturer les faits racontés ?).
Tous ces enjeux sont abordés par Art Spiegelman de manière originale. Le récit n'est à aucun moment fataliste ni désespéré. Son père Vladek est un homme débrouillard qui parvient presque toujours, grâce à son intelligence et à son audace, à s'extraire de situations désespérées. Sans toutefois développer un discours réducteur dans lequel son père ne devrait sa survie qu'à des combines ou des magouilles, l'auteur réussit à montrer toute l'inventivité et les stratégies de survie déployées par Vladek dans les camps : il s'improvise successivement zingueur, professeur d'anglais, cordonnier... tant d'activités qui lui permettent souvent (et avec beaucoup de chance) d'échapper à la mort. Spiegelman arrive de plus, avec une acuité saisissante, à rendre compte aussi bien des conditions de vie dans un ghetto que des répercussions occasionnées par le traumatisme des camps sur les survivants qui ne peuvent oublier. Il s'agit chez Vladek d'une irascibilité et d'une avarie pathologiques ; chez sa femme Anja d'un désespoir diffus la menant tragiquement au suicide plusieurs années après ; par transmission chez Art d'une colère, d'une inhibition et d'un sentiment d'illégitimité. Le passé écrase et enferme tous les membres de cette famille. Pour Spiegelman, l'écriture relève donc d'une véritable démarche libératrice, d'une catharsis familiale.
C'est enfin son identité visuelle qui donne à Maus toute sa puissance. Art Spiegelman a pris le parti de ne pas mettre de couleur, et tout passe par un noir et blanc net, sans contraste, et par un épais coup de crayon toujours empreint de tension. Le recours au zoomorphisme accentue la puissance du récit : dans Maus, les personnages sont représentés en animaux de races différentes. Les Juifs sont des souris chassées par des Allemands représentés en chats. Les Polonais sont des cochons, les Français des grenouilles et les Américains des chiens. Ces distinctions renforcent l'impact de l'histoire, y ajoutent une profondeur tout en soulevant d'autres questions pertinentes : celle de l'appartenance communautaire, celle de l'assignation d'une identité par un attribut physique, ou encore celle des rapports de domination d'une population sur une autre. Au moment de la publication, Spiegelman avait essuyé de violentes critiques, dont certaines l'accusaient de perpétuer des préjugés racistes. L'auteur s'en défend, soulignant que le choix du zoomorphisme ne vient qu'atténuer des réalités historiques trop horrifiantes pour être abordées de manière directe.
Par son ampleur narrative et la force de son propos, ce sont de puissantes émotions que suscite la lecture de Maus. L'effroi, l'incompréhension, la révolte mais aussi l'admiration, l'humilité, et l'empathie. Nul ne peut rester indifférent face aux atrocités des camps et à la logique implacable d'anéantissement du peuple juif déployée par les nazis. On ne peut qu'être estomaqués par l'incongruité du parcours de Vladek et touchés par l'homme qu'il est devenu au crépuscule de sa vie. Art Spiegelman prend la responsabilité de transmettre son histoire. Notre responsabilité est de la lire et de perpétuer ainsi la mémoire de toutes les victimes.
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