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Pauline Lecocq

LE GUÉPARD (critique)

Dernière mise à jour : 29 oct. 2023

Le Guépard célèbre les 60 ans de sa sortie française aujourd’hui. Retour sur le film le plus célèbre de Luchino Visconti, porté par Burt Lancaster, Alain Delon et Claudia Cardinale, Palme d’Or au festival de Cannes en 1963. Une splendeur mélancolique sur la fin d’un monde pour Pauline Lecocq qui vous en parle sur PETTRI.

Synopsis : En 1860, tandis que la Sicile est submergée par les bouleversements de Garibaldi et de ses Chemises Rouges, le prince Salina se rend avec toute sa famille dans sa résidence de Donnafugata. Prévoyant le déclin de l'aristocratie, ce dernier accepte une mésalliance et marie son neveu Tancrède à la fille du maire de la ville, représentant la classe montante.


Luchino Visconti vient de réaliser le magnifique Rocco et ses frères (1960), film fondateur du néoréalisme italien, en noir et blanc, sur l’histoire tragique de jeunes gens de la classe ouvrière dans l’Italie des années 50. Il prend un contrepied total en réalisant ensuite Le Guépard : film historique en couleur, d’apparence plus classique, sur une classe sociale privilégiée (l’aristocratie). Cependant il garde l’aspect tragique, et son comédien principal, le magnétique Alain Delon, ainsi que l’actrice Claudia Cardinale, tous les deux au début de leur prolifique carrière.

Le long-métrage est la seule adaptation à ce jour du célèbre et sublime roman du même nom de Guiseppe Tomasi Di Lampedusa. Découpée en huit parties, cette saga familiale se déroule sur 50 ans et décrit la fin de l’aristocratie italienne entre 1860 et 1910. Les scénaristes, dont la grande Suso Cecchi d’Amico (scénariste fétiche et proche de Visconti), adaptent seulement les six premières parties et mettent donc de côté les deux dernières, qui se passent plus tard. Ici, on s’attarde en effet sur un temps resserré puisque le film se déroule sur deux ans, entre 1860 et 1862, en plein chamboulement politique avec le débarquement de Garibaldi en Sicile. Ayant lu le roman, je trouve l’adaptation d’une grande réussite car elle a su garder l’aspect funèbre du déclin de l’aristocratie ainsi que l’ironie mordante de l’écriture de Lampedusa qui se place régulièrement du point de vue du prince Salina, si bien que quelques moments d’humour bienvenus surgissent de temps en temps.

C’est un film historique puisqu’on y dépeint les conséquences du débarquement de Garibaldi mais, comme on a tendance parfois à faire l’amalgame maintenant avec les films en costumes, ce n’est pas un film sentimental pour autant : il s’agit en effet de la description de la disparition de la classe aristocratique, tandis que la société célèbre l’avènement de la bourgeoisie. « Il faut que tout change pour que rien ne change » : cette citation vient du livre et correspond à la volonté des personnages principaux, c’est-à-dire celle de sauver leur classe et leurs privilèges en s’alliant et faisant des concessions à une autre classe qui se développe. Nous avons donc droit à un jeu de séduction et un mariage arrangé entre Tancrède, le neveu du prince (Alain Delon, avec son fameux bandeau noir lui cachant un œil) et Angelica, la fille du maire (Claudia Cardinale). Ils sont d’ailleurs tous les deux excellents en jeunes gens passionnés. Pourtant, l’interprétation qui nous marque le plus est bien celle de l’Américain Burt Lancaster qui incarne le prince Don Fabrizio Salina (doublé en italien), héros du film et du roman. Il est imposé par la production pour que le projet se monte ce qui rend le cinéaste très mécontent (il préférait Laurence Olivier, entre autres) mais les deux hommes finissent par devenir amis. De plus, bien que ce soit sa première production européenne, Lancaster parlait italien, langue qu’il avait apprise pendant la guerre quand il était en Sicile. Sa mélancolie, son ironie, sa finesse et sa subtilité sont un régal pour le spectateur. Ce n’est sans doute pas pour rien que l’acteur retrouvera le cinéaste en 1974 pour son avant-dernier film, Violence et Passion. Notons également quelques seconds rôles remarquables comme Serge Reggiani, en organiste et homme du peuple fidèle au prince, et Mario Girotti en meilleur ami de Tancrède... qui changera de nom pour devenir Terrence Hill, la moitié du fameux duo avec Bud Spencer !

Le Guépard peut paraître assez froid et morbide au premier abord mais peu à peu vient vous toucher. C’est un long-métrage crépusculaire décrivant une noblesse déclinante, dans une reconstitution de l’époque plus que soignée. Jamais ennuyeux, c’est aussi un film sur la solitude, l’ennui et l’errance, notamment dans sa dernière partie qui se passe pendant un bal. De façon générale, et en particulier à ce moment-là, on est frappé par les plans larges avec une très grande profondeur de champ qu’utilise le cinéaste. On pense aussi à la résidence de Donnafugata dans laquelle va habiter la famille. Les personnages évoluent dans le faste et le luxe mais on ne peut s’empêcher de voir ces intérieurs et ces jardins comme des dédales, des labyrinthes. Ces grands décors semblent en effet écraser les personnages, les encadrant et les étouffant, comme la classe et l’époque auxquelles ils appartiennent. On pense aussi particulièrement à cette séquence magnifique de séduction entre Tancrède et Angelica dans la maison vide et en ruine. C’est comme s’ils se mouvaient dans les vestiges de l’aristocratie, dans quelque chose qui se meurt, qui va disparaître. Il est rare d’atteindre un tel degré de description de la fin d’un monde tout en arrivant à nous émouvoir.

Un petit bémol cependant de façon plus générale : je regrette le traitement de Concetta (fille cadette du prince Salina, et amoureuse de Tancrède), personnage sacrifié dans le film alors qu’elle devient capitale dans le roman, particulièrement dans les deux derniers chapitres non-adaptés.

Luchino Visconti avait commencé à explorer les films en costumes, la couleur, et le désespoir des aristocrates ou de riches familles avec Senso (1954), il a continué avec Le Guépard bien sûr, puis avec Les Damnés (1969), le célèbre Ludwig le crépuscule des dieux (avec Helmut Berger et Romy Schneider, 1973), et le méconnu et pourtant remarquable L’Innocent (1976), qu’il n’a malheureusement pu voir fini. Tout en étant communiste depuis la Seconde Guerre mondiale, il était lui-même un descendant de la grande aristocratie italienne. Ces thématiques parcourent donc une grande partie de sa filmographie et éclosent magnifiquement dans Le Guépard. Le succès critique et public fut au rendez-vous, avec notamment l’obtention de la Palme d’Or à Cannes en 1963, et une aura qui est toujours présente 60 ans plus tard. Différentes versions existent : celle privilégiée aujourd’hui est la version italienne de 185 minutes (la préférée du réalisateur), restaurée et ressortie en salles puis disponible en vidéo chez nous (la version présentée à Cannes faisait 10 minutes de plus).

Au niveau de l’image et des couleurs, le film est d’une beauté à couper le souffle, encore renforcée par l’extraordinaire restauration. Il faut accepter de s’y perdre, comme dans d’autres films de Visconti et peut-être plus récemment comme dans le splendide Gosford Park (2003) de Robert Altman (aristocrates et domestiques dans une propriété anglaise dans les années 1930) mais, de mon point de vue, ce long-métrage est une splendeur à voir et à revoir.

Par ailleurs, en 2017, une production italienne (Indiana Production) a mis sur les rails le projet d’une nouvelle adaptation du livre (et non un remake du film) afin d’adapter le livre en 8-10 épisodes, en incluant les deux parties laissées de côté par Visconti. Netflix a depuis mis le grappin sur le projet (toujours produit par Indiana Production en coproduction avec la boîte de production britannique Moonage Pictures). En effet, la plateforme a annoncé fin avril le début du tournage de la série qui se composera de 6 épisodes et sortira l’année prochaine tout en dévoilant les premières images ! Difficile de rivaliser avec le film de 1963, mais on a hâte de la découvrir !


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