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JULIEN BAKER - LITTLE OBLIVIONS (critique)

Dernière mise à jour : 25 oct. 2021

Jeune américaine ayant déjà 2 albums solos à son actif à 25 ans, Julien Baker revient avec le troisième, Little Oblivions, disque très abouti, mettant de côté le format guitare-piano-voix pour évoluer vers des sonorités plus rock.

Warning : cette chronique est écrite par quelqu’un de très, très, très fan de Julien Baker. Alors disons-le dès maintenant, histoire que ce soit fait et qu’on puisse plonger dans le vif du sujet : l’album est une réussite et une belle continuité dans sa carrière. Maintenant que c’est dit, peut-être vous direz-vous « Très bien, OK, mais c’est qui Julien Baker ? ». J’y viens.

Première chose à savoir : Julien Baker est une femme, et oui, c’est bien Julien, nom qui à l’inverse de chez nous, peut être donné à une fille outre-Atlantique. La deuxième chose à savoir en découle : c’est une Américaine, du Tennessee plus précisément, qui a baigné dans la musique très jeune et qui a sorti son premier CD en groupe à 17 ans et son premier en solo à 20. C’est cet opus, Sprained Ankle, enregistré dans le studio de l’Université du Tennessee entre deux cours de littérature américaine, qui fera décoller sa carrière.

Dans ce disque, Julien Baker pose un regard sans concession sur elle-même, sa santé mentale et sa relation conflictuelle avec l’addiction dans des chansons comme le morceau éponyme, où elle se compare à une marathonienne qui aurait les chevilles foulées. Ce sont ces thèmes qui vont marquer son univers et se retrouver dans ses trois disques. Mais ils ne vont pas toujours être sur les mêmes thématiques : là où Sprained Ankle était essentiellement centré sur les sentiments de Baker, l’album de 2017 Turn out the lights va s’intéresser à sa relation avec les autres dans des morceaux comme Hurt Less et va même incorporer un peu d’espoir, la dernière phrase de l’opus étant « I changed my mind, I wanted to stay », là où Sprained Ankle se finissait par « God I wanna go home ».

Un changement musical s’est également effectué entre les deux disques, s’expliquant notamment tout simplement par des moyens financiers plus élevés alloués à la production de cet opus. Il s’agit en effet d’un album sorti sous le label Matador Records, label notamment d’Interpol, Belle and Sebastien et Queens of the Stone Age. Bref, que du beau monde. Le disque s’en retrouve ainsi plus abouti en termes de production, quittant le studio de l’Université mais restant dans le Tennessee en enregistrant aux Ardent Studios à Memphis. Il est également plus riche musicalement, incorporant plus de piano et laissant même la place à du violon, de la clarinette et à quelques chœurs.

Et nous voici, enfin, à Little Oblivions. Avant cela, quatre ans de tournées à travers le monde, un EP avec ses consœurs Phoebe Bridgers et Lucy Dacus sous le nom de Boygenius mais également un diplôme en poche (#yougogirl). On ne peut pas dire qu’elle ait vraiment chômé, tout en prenant le temps nécessaire à sa santé mentale et à son accomplissement personnel.

Pour cet album-là, pas de changement aussi conséquent qu’entre les deux autres au niveau du contexte : c’est toujours chez Matador Records, toujours enregistré à Memphis (mais cette fois-ci au Young Avenue Sound), avec la même équipe (produit par Julien Baker elle-même, avec Calvin Lauber en ingé son, Craig Silvey au mix et Greg Calbi au mastering). Mais un gros changement au niveau du son, dont Turn out the lights avait certes préparé le terrain.

Le premier morceau, Hardline, donne directement la couleur : ce disque est beaucoup plus électrique et avec une variété plus importante d’instruments, en grande partie jouée par Baker elle-même. D’un commencement plutôt calme avec la voix posée sur un fond de cordes puis de guitare, le morceau surprend au bout d’une minute avec l’arrivée de la batterie, instrument peu voire pas présent sur les précédents albums. Elle vient porter le morceau jusqu’à une explosion finale bien rock, où la voix de Julien Baker est plus puissante que jamais.

On pourrait penser qu’un tel côté rock est surprenant de la part de cette artiste : cela le serait, si elle ne venait pas du milieu punk-rock avec son premier groupe, Forrister (anciennement The Star Killers). Elle a par ailleurs fait des collaborations avec quelques artistes de cette scène, notamment Touché Amoré sur le morceau Reminders ainsi que sur Skyscraper. Ce qu’il s’est également passé, c’est l’EP Boygenius que j’ai mentionné précédemment : sur celui-ci, elle s’autorise des solos de guitare très rock, notamment sur le morceau Salt in the wound. Cette escapade a sans aucun doute également inspiré les sons du disque.

Musicalement, l'opus est ainsi très varié : le morceau d’après, Heatwave, laisse place à de la mandoline, des touches d’électro se perçoivent dans Repeat (dont la fin et la voix cassée de Baker va vous hanter longtemps), tandis que les poignants Crying Wolf et Song in E reviennent à du piano-voix plus habituel. A part ces deux chansons, la batterie est présente sur chaque morceau de l’album et vient donner énormément de rythme, par une vraie maitrise des breaks et changements de rythmes sur des morceaux comme Faith Healer ou Favor, où elle se fait plutôt discrète, juste ce qu’il faut pour appuyer l’intensité de la musique. Tout cela est bien sûr porté par la voix de Julien Baker, capable d’aller à la fois dans la puissance et l’aigu tout comme dans un registre plus calme et suave, touchant à chaque fois sa cible (sa cible étant notre cœur et nos glandes lacrymales).

En dehors de la partie musicale, Little Oblivions est aussi à analyser dans ses paroles, assez proches de celles de Turn out the lights, s’interrogeant sur l’impact de ses actions sur les autres. Cette thématique est très claire dans Favor, où elle affirme « I used to think about myself like I was a talented liar / turns out that all my friends were trying to do me a favor » [1]. Et quoi de mieux pour une chanson sur l’amitié que d’avoir des chœurs de Phoebe Bridgers et Lucy Dacus, ses comparses de Boygenius ? Ces chœurs viennent rendre le morceau encore plus poignant, lui qui repose sur une vraie tension.

Fait intéressant, trois morceaux de l’opus comportent « leave », utilisé souvent pour tenir les autres à distance : « When it finally gets to be too much, I always told you, you could leave at any time »[2] dans Hardline, « I don't need your help I need you to leave me alone »[3] dans Relative Fiction et « I wish you'd come over not to stay, just to tell me / that I was your biggest mistake to my face / and then leave me alone, in an empty apartment. »[4] dans Song in E. Ce morceau particulièrement montre ce conflit entre des proches plutôt bienveillants et quelqu’un qui craint cette bienveillance.

L’album est parsemé de conflits : entre Julien Baker et ses propres problèmes de santé mentale et d’addiction, entre elle et ses proches mais aussi entre elle et sa version de la religion. Celle-ci est très présente dans l’œuvre de Baker, qui est à la fois lesbienne et croyante. Plusieurs morceaux parlent de son rapport à la religion, à commencer par Rejoice sur le premier disque (« I think there’s a god and he hears either way »[5]). Sur Little Oblivions, aucun n’est aussi clair que Rejoice, mais dans Ringside, elle interpelle Jésus et doute de son action (« Is there anybody coming back for me ? If they ever were, they are not now »[6]) et dans Ziptie, qui clôt l’opus, c’est Dieu qui est interpellé, lui demandant de descendre de sa croix.

Avec ses thématiques marquantes et marquées, ses paroles ficelées et sa musicalité hétéroclite et travaillée, Little Oblivions a des chances d’être parmi les meilleurs albums de 2021, comme Punisher de Phoebe Bridgers l’a été en 2020. Le titre signifie « Petits oublis », au sens d’échappatoires : peut-être que paradoxalement, l’emo de Julien Baker pourrait être un bel échappatoire à l’année qui nous attend ?

[1] Je pensais que j’étais une menteuse douée / Il s’avère que tous mes amis essayaient de me rendre service. [2] Et quand c’est finalement trop, je t’ai toujours dit que tu pouvais partir à n’importe quel moment. [3] Je n’ai pas besoin de ton aide, j’ai besoin que tu me laisses seule. [4] Je voudrais que tu viennes, pas pour rester, mais juste pour me dire face-à-face que j’ai été ta pire erreur, et me laisser seule dans un appartement vide. [5] Je pense qu’il y a un dieu et qu’il entend quoiqu’il arrive. [6] Il y a-t-il quelqu’un qui revient pour moi ? Si cela a déjà été le cas, ce n’est pas le cas à présent.

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