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Maxime Belval

EYES WIDE SHUT (critique)

Dernière mise à jour : 23 mars 2023

Sorti en 1999, Eyes Wide Shut est le dernier long-métrage réalisé par Stanley Kubrick. Il est l'un de ses films les plus personnels, mais peut-être aussi l'un des plus mystérieux. Réunissant à l'écran un couple alors très en vue à Hollywood, à savoir Nicole Kidman et Tom Cruise, mari et femme à la ville comme à l'écran, ils déploient tous deux leur talent dans des rôles troubles et tourmentés. Dans le cadre de la rétrospective que PETTRI organise sur Tom Cruise, Maxime Belval revient sur ce film, jalon dans la carrière de l'acteur. Attention toutefois aux spoilers dans cet article !

Stanley Kubrick, depuis ses premiers films dans les années 1950 est un réalisateur obsédé par la perfection et l'idée de ne rien laisser au hasard. Chacune de ses réalisations recèlent d'inventions visuelles inédites et sont des prouesses techniques forçant l'admiration. Le cinéaste se réinvente dans chacun de ses films, cherchant à explorer les grands genres du cinéma (science-fiction avec 2001 : l'Odyssée de l'espace, film historique avec Barry Lyndon, thriller horrifique avec Orange Mécanique etc.), à s'en approprier les codes respectifs pour les dépasser et créer des œuvres visuellement novatrices. Sa démarche créative n'a de cesse de vouloir transcender ce qui a déjà été fait auparavant. Après Full Metal Jacket en 1987, film de guerre tonitruant et critique sur le conflit au Vietnam, douze années passent avant la sortie d'Eyes Wide Shut. Son dernier film est déroutant à plus d'un titre, et le visionner pour la première fois est une expérience aussi inoubliable que confusionnante. Quel est donc cet objet cinématographique mystérieux ? Et surtout qu'est-ce qui en fait, selon moi, un véritable chef-d’œuvre ?


C'est avant tout par sa forme qu'Eyes Wide Shut surprend le spectateur. Kubrick décide de mêler à la fois le genre dramatique et le thriller psychologique. Il dépeint l'histoire d'un couple bourgeois new yorkais qui traverse une crise profonde. Bill Harford (Tom Cruise), est un médecin renommé marié avec Alice (Nicole Kidman), commissaire d'exposition. À Manhattan, dans un appartement luxueux, ils mènent une vie paisible avec leur petite fille. Au cours d'une soirée mondaine chez un patient de Bill, séparés pendant un long moment, ils sont tous les deux soumis à des tentations auxquelles ils décident de résister. Le lendemain soir, ces tentations sont le point de départ d'une dispute importante. Bill ironise sur le fait qu'Alice serait incapable de le tromper avec un autre homme, provocation qui entraine une révélation troublante de la part de sa femme. L'été précédent, elle aurait éprouvé un désir irrépressible pour un officier de marine croisé dans l'hôtel où ils passaient des vacances en famille. Elle n'aurait alors pas hésité à tout abandonner, sa vie, sa famille, si ce militaire lui avait demandé de le suivre. Cet aveu est un choc pour Bill, gagné par le désarroi et l'incrédulité, qui oscille entre le désir de vengeance et la sensation que les bases sur lesquelles sont fondées sa vie sont au bord de l'effondrement. Il quitte précipitamment l'appartement conjugal à la suite d'un appel urgent.

Le reste du film prend la forme d'une longue errance sous forme de thriller psychologique. Le spectateur suit Bill dans ses pérégrinations nocturnes durant lesquelles il est successivement confronté à des tentations charnelles, d'abord avec la femme d'un ancien patient, puis avec une jeune prostituée. Sur les conseils d'un ancien camarade recroisé par hasard, il se retrouve embarqué vers un manoir à l'extérieur de la ville où il est témoin d'un rite au caractère sexuel étrange. Point d'orgue du film, cette longue scène est aussi perturbante qu'elle est visuellement étourdissante. Bill se fait démasquer et renvoyer de la soirée ; puis le lendemain il apprend qu'une femme a été retrouvée morte, et il soupçonne que c'est une femme rencontrée dans sa folle nuit. Il décide de retourner successivement sur les différents lieux de la veille, dans l'optique de trouver des explications et de connaitre la vérité...

Eyes Wide Shut est l'adaptation de La Nouvelle rêvée, écrite par Arthur Schnitzler en 1926. Ce n'est pas la première fois que Kubrick s'inspire d'œuvres littéraires pour ses films, notamment avec Shining de Stephen King ou Lolita de Vladimir Nabokov. Il adapte ici la nouvelle autrichienne de manière très fidèle, dans laquelle le rêve a une place importante. Schnitzler était particulièrement intéressé par les théories psychanalytiques développées par Freud, et c'est cette dimension onirique que le cinéaste a voulu retranscrire dans le film. Alice fait de nombreux rêves érotiques où elle se voit faire l'amour avec l'officier de marine sur lequel elle a fantasmé. D'autre part, les errances de Bill dans les rues new-yorkaises sont comme un songe éveillé, où les expériences restent toujours inabouties, comme dans les rêves où l'action s'arrête au moment où elle va commencer. Cette dimension onirique est appuyée par les couleurs déployées à l'image, le bleu de la peur et de l'insécurité, le rouge de la tentation et du désir, le jaune du confort et de la tranquillité : toutes se succèdent au fil des scènes ou des états d'esprit des personnages.


Kubrick essaye d'analyser la psyché de Bill au plus profond de lui-même, de sonder son intimité. C'est l'ambiguïté de la nature humaine qu'il essaye de décortiquer, où le bien et le mal sont intrinsèquement liés, où les gouffres existentiels s'imposent au personnage. Pour le réalisateur, le couple est une épreuve pour les deux individus qui le composent, thèse déjà développée dans sa filmographie : après avoir dépeint la menace que pouvait provoquer l'enfermement d'un couple dans Shining, il montre quels peuvent être les dangers d'une ouverture au monde trop grande dans Eyes Wide Shut. Ce long-métrage traite de l'inquiétude et de la jalousie, mais aussi du modèle du couple où les désirs de l'un peuvent être perçus par l'autre comme une menace. Mais à la fin tragique de Shining vient se substituer ici une fin heureuse. « Nous devrions être reconnaissants d'avoir réussi à survivre à toutes nos aventures, qu'elles aient été réelles ou seulement rêvées » déclare Alice. La dernière réplique du film (que je ne révèlerai pas !) résonne enfin comme une promesse de réconciliation.

La préparation du film a pris de nombreuses années et le tournage a duré près d'un an et demi entre septembre 1996 et mai 1998, durée inouïe pour un film de studio. Kubrick jouissait d'une liberté presque totale. Il a même pris celle de changer certains acteurs en cours de tournage (Harvey Keitel remplacé par Sydney Pollack ; Jennifer Jason Leigh remplacée par Marie Richardson), imposant de retourner des scènes entières. La rigueur la plus extrême à la préparation laissait néanmoins place à une liberté aux acteurs d'improviser durant les prises, le metteur en scène accordant de l'importance à l'intuition. Et cela se voit ! Nicole Kidman est admirable. Elle déploie un jeu intense tout en sensibilité. Tom Cruise, dans une neutralité plus prononcée, incarne ce personnage en proie aux doutes avec une réserve et une simplicité confondante ! L'alchimie et la tension entre les deux acteurs, palpable à l'écran, tient aux difficultés que le couple traversait au moment du tournage (Nicole Kidman reprochant à Tom Cruise son trop grand investissement dans la scientologie). Néanmoins, ils décrivirent tous deux l'expérience exceptionnelle d'un tournage avec Kubrick devenu pour eux comme un mentor.


La mort brutale du cinéaste le 7 mars 1999 intervient alors que le montage du long-métrage vient seulement de se terminer. Il avait néanmoins confié qu'il considérait Eyes Wide Shut comme son meilleur film, son œuvre la plus aboutie et la plus mûre sur le plan psychologique. À sa sortie en juillet 1999, le film divise pourtant la critique. Plus de vingt ans après, il s'est tout de même imposé comme l'œuvre testamentaire de l'artiste. Par son ampleur scénaristique, sa puissance visuelle, ses personnages incarnés admirablement, Eyes Wide Shut est incontestablement le dernier chef-d’œuvre de Stanley Kubrick.


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