top of page

EDDY DE PRETTO - À TOUS LES BÂTARDS (critique)

Dernière mise à jour : 12 oct. 2021

Après un premier album génial en 2018 nommé Cure (en passant, on vous recommande l’incroyable « Jungle de la chope » qui est dans l’EP Kid), entre rap et chanson française, contenant les tubes « Kid » et « Fête de trop » (entre autres), suivi d’une tournée en France et à l’étranger, Eddy de Pretto revient avec un nouvel opus très attendu intitulé À tous les bâtards, sorti le 26 mars dernier via le label Romance Musique. Alors, le passage du deuxième album est-il réussi ?

Eddy nous gâte encore avec 15 chansons (même nombre de titres sur Cure) à la différence près qu’il a exprimé la volonté d’avoir plus de mélodies que sur son premier opus. Ainsi, tout en gardant toujours une production très présente derrière le chant (avec une batterie et une boîte à rythme mises en avant), on sent une vraie influence neo soul et R’n’B dans les mélodies et les arrangements, avec quelques notes d’autotune bien placées. On sent notamment l’influence de Frank Ocean avec des mélodies soul - inspiration déjà présente sur le premier album, surtout avec le titre « Ego » et son beat qui rappelait « Super Rich Kids ». Le fait qu’il y ait plus d’instruments apporte aussi de la chaleur (la guitare sur « Parfaitement » par exemple). Le chanteur s’est dit très inspiré par Daniel Caesar pour ce titre en particulier, et cela amène une lumière nouvelle dans son univers. Les morceaux sont donc toujours introspectifs avec des thématiques sociales d’actualité, mais le disque nous paraît pourtant moins sombre, plus solaire, plus assumé, plus… apaisé ? Mais rentrons plus dans le détail de la tracklist.


Porté par le single « Bateaux-Mouches » qui ouvre le disque, celui-ci revient sur ses trois années de galère à courir le cachet sur des croisières, de la même façon que Charles Aznavour le racontait dans Je m'voyais déjà (que, coïncidence, Eddy était venu chanter aux Césars en 2020 après la mort du monument pour lui rendre hommage). Beaucoup de tendresse se dégage de ce titre entraînant qui est comme la version 2.0 de la chanson du grand Charles. On adore aussi le clip mis en scène par Marie Schuller avec un joyeux pétage de câble d’anthologie.

Vient ensuite « Parfaitement » qui est peut-être le titre que nous préférons sur ce nouvel album. C’est une réponse aux normes de la société qui dicte d’avoir la maison, les enfants, le chien, le crédit, job stable dans un bureau, le beau costume… pour réussir sa vie et être heureux. La chanson propose sans agressivité un parcours différent tout en disant que ça va aller, qu’il n’y a pas de modèle de vie parfait et épanouissant, que tous parcours et toutes vies sont uniques. On peut être heureux en suivant des chemins de traverse qui sont tout aussi valables que les chemins imposés par notre société normative. Et qu’est-ce que ça fait du bien d’entendre ce type de message en chanson !

« Val de larmes » marque par son originalité. C’est en effet une chanson sur les violences policières et le contrôle au faciès dont le chanteur a été témoin durant sa jeunesse en banlieue. On adore quand Eddy met beaucoup d’émotion dans sa façon de chanter et c’est le cas ici, entre rage et tristesse. Le synthé soul vient apporter un gros plus, tout comme la mélodie, foncièrement soul également.

Le morceau suivant donne son titre à ce deuxième album (« à tous les bâtards » est dans le pré-refrain) et tire plus vers la pop tout en gardant une touche de soul. « Freaks » possède un refrain un peu répétitif mais entêtant. Eddy voulait donner un hymne positif et célébrer aux marginalisés, aux rejetés, aux isolés, aux bizarres, aux étranges, et c’est une belle réussite. On n’est pas très loin des monstres de Tod Browning finalement. Si on pousse un peu plus loin, et ça reste notre interprétation, les chœurs scandant « freaks » semble rappeler le mot « free » (« libre ») dans des morceaux soul voire même de gospel. Façon de dire qu’on peut trouver de la liberté dans l’étrangeté, dans la bizarrerie.

À la première écoute, on n’avait malheureusement pas accroché à « Désolé Caroline » mais plus on l’écoute, plus on l’aime car tout l’intérêt de la chanson réside dans ses paroles (pas forcément claires tout de suite) et dans sa montée en puissance. Elle raconte l’amitié toxique entre un garçon et une fille (elle étant amoureuse de lui mais lui aimant les hommes), et l’histoire d’un adieu dans un spleen particulièrement rythmé et mélancolique à la fois. Cette rupture amicale déchirante est l’un des plus beaux morceaux de l’album pour nous.***

« Créteil Soleil » est la réponse à « Beaulieue » (citée clairement d’ailleurs), chanson hommage à sa banlieue dans Cure. Ici, le morceau franchement hip hop fait le constat d’une ville fantôme, qui n’a pas changé mais qui est en perdition.

« nu » est un titre plus épuré dans sa production, et vient nous toucher au cœur, notamment grâce à sa fin très différente du reste.

Dans « Rose Tati », de la même façon que Lomepal rendait hommage à sa grand-mère Jeannine (titre de son deuxième album) en intégrant des enregistrements audio de sa mère parlant d'elle, Eddy rend hommage à une femme plus âgée qui l’a inspiré : sa tatie qui lui a fait découvrir la variété française, dont on peut entendre un très beau message sur répondeur en fin de chanson. Une façon d'avoir un témoignage et de garder en mémoire ces femmes dans le temps et dans la musique.

« Neige en août » revient ensuite sur l’année 2020 sans la nommer et nous parle de santé mentale pendant le confinement avec son refrain efficace (« dis-moi si tu vas bien »).

« A quoi bon » est l’un de nos gros coup de cœur, en gardant un thème assez universel, la tristesse et le désespoir passe à travers la voix de l’artiste et la mélodie.

« La Fronde » est pas mal, sur le collectif, quoiqu’un peu répétitive et moins originale à nos yeux.

On a préféré « qqn » (« quelqu’un » en langage texto) qui propose une vraie exploration sonore. En effet, au début la voix captée d’Eddy est captée dans une pièce, comme un peu étouffée, pendant 1 minute, avant de revenir au premier plan. Le morceau monte ensuite bien en puissance, avec une interprétation rageuse et des synthés à la fin.

On a beaucoup aimé « Si seulement » qui, avec son rythme chaloupé, presque dansant, nous offre comme une sorte de point de vue inverse de « Désolé Caroline » puisque cette chanson de séduction relate avec une belle mélancolie une relation ambigüe avec un jeune homme. Un tube en puissance pour nous.

On repart ensuite dans une exploration plus soul/pop avec « La Zone », qui propose des chœurs surprenants au début et une sorte de transe positive et mystérieuse sur un « ghetto sous l’manteau », où on ne sait pas vraiment s'il parle de nouveau de banlieue ou de zone anale (double sens assumé par l'auteur-compositeur-interprète dans une interview radiophonique chez Philippe Vandel ci-dessous).

« Tout vivre » vient clore l’album. L’artiste a expliqué que cette chanson a été la plus difficile à écrire pour lui. Elle parle de l’idée de prendre son temps quand tout va à 200 à l’heure autour. On finit donc sur une chanson triste et angoissée sur l’écriture, la page blanche, la productivité, la qualité Vs la quantité. Mais qu’en fin de compte, il faut laisser le temps au temps. On y trouve aussi un résumé en quelque sorte de Cure, avec la hargne dans l’interprétation qui nous rappelle les magnifiques morceaux « Genre » et « Quartier des lunes », ainsi que les paroles « mon dedans » qui sont une citation de « Ego ». On apprécie aussi de se prendre en pleine poire la vulnérabilité du chanteur : après une montée en puissance avec un synthé (qui prend le son d’un orgue) qui offre un côté solennel, voire même funèbre, ce deuxième album se clôt sur ces mots désespérés à l’auditeur.ice :

« Et maintenant me revoilà, avec le deuxième dans les bras

Faites bien des écoutes d'avance

Le troisième j'y arriverais peut-être pas »


On note donc que le début et fin de l’album parlent de sa carrière : « Bateaux-Mouches » est sur les années de galère à chanter sur les péniches avant de percer, les derniers mots de l’album reflètent l’angoisse de la page blanche pour l’opus suivant. On remarque ainsi que l’album est construit sur beaucoup de réponses ou de renvois soit au premier album soit à des chansons dans ce deuxième album, avec des morceaux qui discutent, se répondent, se confrontent. « Créteil Soleil » est une réponse à « Beaulieue » comme on l’a expliqué précédemment. « Bateaux-Mouches » et « Tout vivre » montrent deux aspects très différents du métier de chanteur, « Désolé Caroline » et « Si seulement » parlent d’amour compliqué et de sexualité, les titres « nu » et « qqn » sont tous les deux écrits en minuscule et dévoilent une vulnérabilité certaine de l’artiste, et on est sûr.e qu’on peut encore trouver d’autres ponts…

Eddy de Pretto a expliqué qu’il voulait faire un album plus mélodique que le précédent. On apprécie vraiment d’avoir voulu développer cet aspect, en explorant un côté plus soul et r’n’b, tout en gardant de la rage et du désespoir dans les paroles et l’interprétation qui se rapprochent du rap et de la chanson française. Pourtant, il y a aussi pas mal de lumière dans À tous les bâtards, grâce un équilibre réussi entre mélodies, arrangements, instruments et thèmes sous tension. Ce qui en fait un très bel album, riche, dense, entêtant, angoissé, bref dans l’air du temps. Plus lyrique que le premier, tout en gardant cette patte assez unique (et cette voix de dingue !), avec en plus des fins de chansons souvent originales. Eddy confirme et signe, et ça s’écoute en boucle. Alors, juste merci pour la musique. On lui souhaite un succès tout aussi immense que son premier opus. Au moins. (et le troisième album attendra 😉)


*** Alors, on me dit dans l'oreillette que cette chanson est en fait à propos de la cocaïne (Caroline étant son surnom), d'où la référence à Jimmy (premier album, encore une fois) qui était son dealer, et le clip dans la poudreuse. Merci Noémie !



Vidéo qui nous a bien aidée dans nos recherches et qu'on vous recommande :


Interview courte sur le double-sens de "Désolé Caroline" et de "La Zone" :


Commentaires


bottom of page