C’est dans cet incroyable polar signé Michael Mann qu’on retrouve notre Tom Cruise international, accompagné d’un Jamie Foxx en pleine période bénie (entre L’Enfer du Dimanche et son Oscar pour Ray), qui retrouve le réalisateur de Ali et Miami Vice pour un film tendu et génial. Retour sur Collateral par Jofrey La Rosa.
Il y a quelque chose de l’ordre de l’indicible avec ce film, qui me fascine toujours autant même au bout d’une vingtaine de fois. Certains cadrages, certains points de montage, la façon de mouvoir la caméra, certains choix de mise en scène ou choix musicaux, tous sont assez particuliers pour être marquants et assez subtils pour ne pas être remarqués. Collateral, c’est à la fois fou dans ce que ça montre, et surtout dans ce que ça ne montre pas - en plus d’être un thriller redoutable. Mais qu’est-ce que ça raconte au juste ? À Los Angeles le temps d’une nuit, Max, un chauffeur de taxi un peu rêveur, se laisse embarquer dans une virée cauchemardesque par un assassin nommé Vincent. Les deux âmes s’opposent et s’attirent évidemment, mais pourtant, la balance semble équilibrée. Jamie Foxx y est incroyable, et Tom Cruise y incarne, une fois n’est pas coutume, une figure antagoniste. Son look (cheveux et costume gris) est à la fois immédiatement reconnaissable et presque spectral. Il faut aussi mentionner les acteurs secondaires du film, notamment Mark Ruffalo, mais aussi Javier Bardem, Peter Berg, Barry Shabaka Henley et le superbe personnage d’Annie, incarnée par Jada Pinkett-Smith.
La façon d’écrire le personnage de Max est assez belle et tendre, et tend à un horizon qui pourrait qualifier l’ensemble de l’œuvre de Michael Mann : celui d’un possible, d’une certaine spiritualité animale, d’une évasion par l’esprit, contraint par le corps à une humanité déambulatoire. Le langage corporel de Tom Cruise parle pour son personnage, dans des moments décisifs de l’intrigue, notamment quand il abat deux hommes dans une ruelle, ou dans la séquence - centrale - de discothèque. L’animal Tom Cruise laisse parler son corps - et la poudre, avec le sound-design typique des films de Michael Mann, comme dans la fameuse scène de la fusillade de Heat, où les coups de feu résonnent contre tous les grattes-ciels de Downtown L.A.
La façon avec laquelle Mann dépeint Los Angeles, comme une fourmilière froide d’anonymes quasiment vide, s’apparente à une peinture impressionniste ultra contemporaine parce que numérique, et en même temps assez universelle. C’est à la fois terrifiant et vivifiant pour le spectateur qui se passionne d’un thriller tendu et néanmoins subtilement amené. Et en même temps, la relation entre Vincent et Max est assez complexe, et ce bien qu’ayant un trope de mentor à élève, rébellion comprise. Tout cela dans un schéma classique du genre, qui vivait à l’époque les dernières heures de sa grande période, entre Fincher et Mann. Et même si le scénario de Stuart Beattie peut paraître un peu superficiel, surtout dans son troisième acte, c’est au final ce qu’il ne dit pas et laisse à l’appréciation du spectateur qui est important. L.A. est un personnage principal, comme on ne l’a jamais vu, où le côté plus sauvage est caché là où on ne l'imagine pas. Mis à part dans le club, lieu de vie qu’adore Michael Mann où fourmillent 1001 fêtards anonymes, la ville semble toujours comme vide. Pourtant elle est une des mégalopoles les plus peuplées, mais étendues sur des dizaines de kilomètres carrés. On va jusqu’à se dire que le métro est un moyen de transport fantôme, Vincent nous rappelant dans un dernier râle une anecdote évoquée plus tôt dans le film : combien temps avant qu’on retrouve son cadavre dans un endroit si déshumanisé ?
La froideur de la mise en scène n’a d'égale que celle de l’image, dont Paul Cameron et Dion Beebe se partagent les crédits en tant que chefs-opérateurs. Le premier a en réalité laissé sa place au second au bout de trois semaines de tournage à peine, citant les fameux différends créatifs légions à Hollywood, pour expliquer sa désapprobation des caméras numériques, trop peu performantes d’après lui. C’est en effet un des premiers films grand public à être autant tourné en numérique, mais surtout à avoir autant un aspect numérique, puisque les films jusqu’alors tournés à Hollywood dans ce nouveau support tentait de se rapprocher du rendu analogique. Après l’avoir quelque peu testé sur son précédent film Ali, Mann assume ici l'entièreté de la palette graphique du numérique, pour en faire sa signature sur toute la suite de sa carrière, jusqu’à aujourd’hui : Miami Vice, Public Enemies, Blackhat, Tokyo Vice. Il reste environ 15% du film qui est tourné en analogique, notamment la scène du club, puisque largement éclairée, à un moment où le numérique n’était pas encore assez aguerri pour tenir la comparaison avec la pellicule dans ces conditions-là. C’est aussi ce film qui a permit à Panavision de faire les modifications nécessaires pour passer sa Viper (utilisée ici conjointement avec la F900 de Sony) en Genesis, qui a ensuite amené le numérique dans des terrains plus mainstreams à Hollywood, avant la révolution du tout numérique au tournant des années 2010 avec l’apparition de l’Arri Alexa et autres Red.
Une autre forme qu’on applique au cinéma de Mann et qu’on retrouve ici, c’est la musique préexistante d’un côté, avec des morceaux d’Audioslave, Paul Oakenfold ou Groove Armada, mais aussi de la musique originale de James Newton Howard, dont les notes de pianos et de synthés, mais aussi les cordes et percussions, donnent un ton particulier à l’ensemble du métrage, notamment dans son climax de 17 minutes en trois mouvements, sans oublier quelques musiques additionnelles d’Antonio Pinto, qui sont tout autant géniales. Et si on vante très souvent la qualité des choix musicaux de Quentin Tarantino, Edgar Wright ou James Gunn, on oublie souvent Mann, et à défaut, parce que c’est systématiquement génial.
Et soudain, il y a cette scène avec deux coyotes, qui errent dans les rues de Los Angeles. Le sauvage s’introduit dans l’urbanisme le plus pur et glacial qui soit, et ce malgré la teinte orangée et violacée à l’œuvre dans ce film marqué par l’image numérique, dont Michael Mann assume chaque aberration. La nuit chez Mann a quelque chose de poisseux, de sinueux, de serpentin, qui s’insinue dans l’âme humaine pour en faire quelque chose de mauvais. Les coyotes sont là pour nous rappeler que Max et Vincent sont seuls, tous les deux, sauvages mais sauvables. Ils sont aussi les témoins du fait que nos deux personnages ne sont pas si éloignés l’un de l’autre, ils doivent aller au-delà de leurs différences pour nourrir l’autre. Une innocence, une dureté, un jusqu'au-boutisme, qui nourrissent les deux âmes errantes dans cette mégalopole nocturne. Mais aussi, les coyotes symbolisent le contrôle dans un environnement qui n’est pas le leur, ce qui a une qualité quasi hypnotique.
Même si le troisième acte est plus brouillon dans son écriture, il est nécessaire, presque logique, puisque Max est obligé, par la force des choses, de devenir un héros, comme lui a appris (ou forcé à l’être) à la fois Vincent, mais aussi Annie, de laquelle il est tombé amoureux immédiatement, dans un coup de foudre quasi chimique, comme il y en a souvent chez Mann. Dans un incroyable chassé-croisé, les trois personnages se poursuivent puis doivent s’extirper, d’abord d’une tour de verre, puis du métro aérien de Los Angeles, déjà présent dans Heat, et qui verra la fin du mythe à la fois visuel et thématique qu’est Vincent, le personnage de Tom Cruise. Et puis cette fin permet de voir un Tom Cruise qui court, et je rappelle si c’est nécessaire, que voir Tom Cruise courir, c’est 50% du plaisir qu’on a à le voir dans un film.
En 2004, Michael Mann a alors la soixantaine : il est dans la force de l’âge pour composer un film aussi puissant qu’impactant, et qui fonctionne à plusieurs niveaux de lecture d’une part, et sur tous les tableaux qu’il entreprend d’autre part. C’est un petit bijou de mise en scène, qui mériterait qu’on s’y attarde encore davantage tant il est riche et a toute sa place dans le panthéon du polar mannien, aux côtés de Heat et Miami Vice - excusez du peu ! Collateral, c’est quand le personnel et l’impersonnel se rencontrent, cet endroit friable, indicible, presque inexistant, où se retrouvent ses obsessions formelles et thématiques assez folles et ambitieuses pour être passionnantes d’une part, et toujours impressionnantes d’autre part. Tout ce que vous avez été et tout ce que vous pensez être dans une compression du temps - en une seule nuit.
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