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CABALLERO & JEANJASS - OSO / HAT TRICK (critique)

Après les trois opus de Double Hélice ainsi que la mixtape High & Fines Herbes, Caballero & JeanJass sont de retour, mais avec un twist. Ils nous offrent un double-album, mais un solo chacun, regroupés dans un double. On le découvre pour vous.

L’entreprise rappelle ce qu’avaient fait le groupe d’Atlanta Outkast avec leur Speakerboxxx / The Love Below en 2003, Big Boi et Andre 3000 signant séparément une galette sur un double-album désormais culte. Mais Caballero & JeanJass, plus qu’un groupe, c’est surtout une association de malfaiteurs, puisque les deux hommes avaient auparavant chacun leur carrière, avant d’allier leurs forces pour tout exploser. Et pour tout exploser, ils l’ont fait ! Ils sont parvenus, avec quelques autres noms comme Roméo Elvis, Damso ou Hamza à mettre de façon forte et définitive la Belgique sur la carte du rap francophone. Après trois volets d’albums nommés Double Hélice, puis une mixtape du nom de leur émission High & Fines Herbes, dans laquelle ils consommaient de la weed dans toutes ses formes durant trois saisons, les deux hommes ont acquis une certaine reconnaissance. Une image aussi : celle de fumeurs belges cools et amusants, à la musique efficace et marrante. Mais guère plus. C’est oublier que Caba & JJ sont des grands kickeurs, des rappeurs hors pair, avec un univers certes enfumé, mais assez aiguisé pour proposer un rap marquant et bien foutu. C’est là qu’intervient ce double-disque : OSO est signé Caballero, tandis que Hat Trick est celui de JeanJass.



OSO, Caballero

Caballero vient de Bruxelles, mais a des origines espagnoles, comme son pseudo (qui n’en est pas un puisque c’est son vrai nom de famille) peut l’indiquer. Et Oso, en espagnol, signifie ours. Une bête magnifique et imposante, à laquelle on peut apparenter la carrure du gars d’un côté, mais qui est aussi présent dans les Pyrénées. Grâce à l’album de Caba, on apprend aussi dans une interlude que le père de l’artiste faisait croire à ses enfants qu’il pouvait se transformer en ours - Caballero et son frère y croyaient dur comme fer, jusqu’à attester l’avoir vu sous sa forme ursidée une nuit. L’ours est aussi, dans un montage par exemple, la première mouture, le bout-à-bout brute. Bref, voici le premier album solo de Caballero. Tout commence avec une mantra : “J'veux rendre ma ville légendaire comme Bethléem”. De ce postulat égotique, Caba se place comme une figure messianique qui va propager la bonne parole avec ce disque en solo. Il promet “juste un puzzle de mots et d'pensées”, qu’il conçoit comme un terrain d’expérimentation et de jeu, son rap étant désormais assez riche et décomplexé pour marquer sa génération. Bien sûr, il ne cesse pas totalement de faire des phases un peu teubées, mais il les réussit systématiquement : “Aujourd'hui, j'suis moins stressé, ça m'stresse”, “j'consomme le brocoli trop collant dès l'matin pour me changer en légume”, “pile de liasse plus grande que Aya (Nakamura)”, “J'veux pas être détesté comme Macron ou le dealer de Mac Miller” ou “Drippeur arrête de dripper” en sont des exemples. L’écriture de Caballero est intéressante. Entre phases simples, avec peu de mots, et les rimes riches, aux multisyllabiques bien senties, il n’y a qu’un pas :

J'crois en moi et dur comme adamantium / J'lui ai sapé l'moral, pour me racheter, j'habille Madame en Dior
Même au réveil, elle est très jolie / Donc j'lui ramène le p'tit déj' au lit

Caballero, on l’a peut être oublié avec son image animale de fumeur de weed, mais il n’a cessé de nous le prouver, est un kickeur assez impressionnant. Remettez vous ses freestyles sur Grünt ou même ses albums si vous en doutez. Ça rappe. Et ça rappe même bien. Dans OSO, il s’échine à enfoncer le clou : “Toujours la même histoire, celui qui veut t'apprendre à nager est celui qui se noie / T'inquiète j'suis un poisson, j'suis un dauphin avec les couilles d'un bovin / Qui veut juste faire quelque chose de beau, fin”. Il s’essaye même à de nouvelles mouvances, comme celle qui a marqué l’année 2020 : la drill. Dans Polaire notamment, il tente et transforme l’essai d’une drill soft, à grands renforts de flows aiguisés, pour un des morceaux les plus efficaces du rap francophone 2021. Désormais en solo, il peut aussi explorer plus librement ses origines espagnoles, avec des titres tels que Arriba ou Ya No Sé, où il va jusqu’à rapper dans la langue de Cervantès. Dans 2.24.12, Caba effleure le rap conceptuel avec ce son où il ne cite que des expressions bruxelloises, cryptant son flow pour quiconque est étranger à la capitale belge. Quand il invite le rookie Luv Resval (protégé d'Alkpote), ils produisent un morceau efficace et planant (Blanco), alors que quand il feate avec PLK (Arriba), c’est pour retrouver un côté plus kickeur du jeune rappeur au succès désormais exponentiel. Il n'oublie pas pour autant de commenter sur l'année du grand absent de ce double-album, leur ami Roméo Elvis, en pleine déroute suite à une affaire d'agression sexuelle : “Du droit chemin tu t'égares, t'es avec tes gars, tu joues l'méga thug / T'as mal parlé à cette fille mais t'aurais fait quoi si c'était ta sœur ? (il est con ou quoi ?)”.

Dans Bizarrement, Caballero nous raconte sa naissance, son enfance simple avant de claquer des doigts pour une ellipse qui nous amène au succès et à l’argent. Au-delà de l’ego-trip, Caballero nuance la vie et ses revers, qui même si une histoire débute bizarrement, elle peut s’arranger, sans rien perdre de sa bizarrerie. Le succès, c’est justement ce dont il parle dans Dr. Vous tous, une déclaration d’amour à ses fans, qu’il remercie dans un morceau à la fois émouvant et direct. Il enchaîne ensuite un récit de rupture, d’amour passé (Bécoter), à une déclaration pour celle qui partage sa vie aujourd’hui, dans un texte simple et honnête, sans fioritures, co-écrit avec Lomepal (Para Siempre - tiens, encore un titre espagnol !). Dans une interlude nommée Yin Yang, Caballero (toujours dans une traduction de l’espagnol - son père ?) expose un paradoxe qui l’habite : il aime le luxe et ce qui est matériel, mais tend à toujours plus de spiritualité, pour créer son propre équilibre à lui - ce qu’il nuance par une vanne, où il aurait simplement trop fumé de beuh. Et la complexité de l’homme, l’artiste le retranscrit bien dans tout l’album, mais aussi bien avec cette phase, aussi simpliste que complexe : “Tu vas sur Amazon, et t’achètes un livre qui s'appelle ‘Sauvez l'Amazonie’”. Dans l’ultime chanson de l’album, Différente, Caballero revient ça et là sur tout ce qu'il a abordé durant la durée de ce solo en concluant ce qu'il disait dans le premier morceau Bethléem, en disant “Ni un prophète, ni l’élu (j’suis un pécheur)”, avant de finir avec un résumé parfait de l’entreprise en cours ici : “Mon cœur fait d'la musique (quand il bat) et tu crois qu’j'ai besoin d'solfège ? (D’ailleurs) / Quand il s'arrêtera (quoi ?), mettez du JJ pendant l'cortège (mon frérot)”. Une jolie déclaration à son ami, et un pont parfait pour amener l’auditeur à son disque à lui...


Hat Trick, JeanJass

Si Caballero, qui est apparemment le plus grand consommateur de fines herbes, s’éloigne un peu des (méta)obsessions vertes et enfumées du duo, JeanJass débute son album par un constat direct : “J'suis heureux quand j'suis fonce-dé / Ça va mieux quand j'suis fonce-dé”. Mais est-ce que cette première confession signifie qu’un certain spleen traîne dans cet artiste à l’image pourtant si positive et enjouée ? Ceci étant dit, il va pouvoir faire comme son comparse et parler davantage de lui et de son art. Et l’egotrip, JeanJass le conserve pleinement, avec une phase comme “j'rentre sur l'terrain, j'plante un hat trick”. Un hat trick étant un terme sportif désignant une succession de trois actions décisives pour un joueur dans une même partie. JeanJass le fait dès le début, dès le premier album, il est trop fort. Pourtant, le succès qu’il a acquis, il en doute, appréhende, et ce durant tout l’album - on est pas au-delà d’une contradiction chez les artistes :

Si proche de la gloire / Du succès dont j'ai rêvé / J'ai l'impression que j'vais tout perdre / En une seconde, tu peux tout perdre / Et puis après le rap, qu'est-c'que j'vais bien pouvoir faire ?
Dans le milieu, durer, c'est dur, j'arrête pas d'brûler des stutes, fumer des purs / Putain d'merde, je suis suivi, c'est sûr c'est les stups

Et comme Caballero, il esquive sciemment le rap engagé, dit conscient, ou le fait de façon dérivée : “À la télé, ils disent que le tueur est un extrémiste / Puis j'ai zappé, y avait ma série qu'il fallait qu'j'termine” ou “J'suis trop loin, j'entends ni les bombes, ni les sirènes / J'ai pas d'place pour toutes mes Nike, tu voudrais qu'je loge une famille syrienne”. Pareil sur l’écriture, encore plus épurée et simple que son comparse. S’il fait des multisyllabiques techniques, ce n’est jamais à l’excès : “Ça rapporte plus que bibi au tieks / Personne ne parle comme dans bibliothèque”. Une certaine idée de la simplicité rapologique du coup. C’est simple d’écrire, c’est mieux quand c’est simple. De fait, il est (avec son ami Caba) bien devant toute concurrence :

Trop marrant c'est le même flow que moi / Les rappeurs allez faire vos devoirs
J'ai mis toute mon avance dans un duplex / La prochaine, promis, j'investis dans mon image / Comme ça je ressemblerai à tous ces mecs qui rappent moins bien que moi
Ils nous ont pris pour deux nazes mais on est tenaces / Caba', JJ, c'est un couplet de Jay-Z puis un couplet de Nas / Votre rap de merde, très peu pour moi / Des gens qui écrivent bien en vrai, j'en connais qu'deux ou trois

La simplicité rigoriste de JeanJass est à l’oeuvre tout au long de l’album, mais est parfaitement dans le premier couplet de son titre produit par Vladimir Cauchemar, Ovni :


J'suis entouré d'cons comme dans les films des frères Coen

Attends, j'suis peut-être le con du film des frères Coen

J'étais déjà l'meilleur avant de m'faire connaître

J'écris de moins en moins bien pour me faire connaître

C'est le cycle naturel du rap

C'est pas vraiment une affaire durable

D'abord le boom-bap puis les refrains autotunés

C'est comme le beau temps, ça va pas durer

La vérité ; branche un micro, je les tue tous

La vérité ; si tu fumes sur mon joint, tu tousses

Bien sûr je mens parfois pour avoir la paix

Viens bébé, on s'aime et on parle après


Quand il mixe l’engagement soft et la technique modeste, JeanJass est non seulement très fort, mais paraît le faire sans aucun effort, avec une décontraction sereine et jamais hautaine : “Pour toi, c'est fini hara-kiri, de nos jours, on veut plus voir un arabe qui rit / À part ça, tout baigne, ma meuf est toute belle, elle a du toupet comme Greta Thunberg / L'important, c'est pas la viande, c'est la marinade, j'sais plus où j'ai garé mon yacht dans la marina / Fuck, j'suis trop tête en l'air”. JeanJass écrit comme vous raconterez une histoire, c’est là sa force et sa forme la plus singulière : “19 mars 2020, j'écris ce texte en confinement / Est-ce que cette chanson va sortir ? (Moi, je sais pas) / Est-ce qu'on sera encore vivants ?”. Il peut ainsi poser ses phases et ses flows avec détachement mais aisance, dans un spleen constant mais évacué par des plaisirs simples, souvent terriens (la drogue, la bouffe, la chair) : “J'crois qu'j'suis dev'nu un robot, Uber, studio, dodo / Tous ces gens, ça m'angoisse, j'garde le smile sur les photos / Y a plus rien qui m'retient sur Terre, j'crois qu'c'est ça être une re-sta / Wesh, qu'est-ce qui m'arrive ? Putain mais qu'est-ce qui m'arrive ?”. Quand il feate avec des gens, c’est tout aussi particulier. Il convoque Raf, un MC belge, ancien de son groupe de jeunesse Exodarap, et lui laisse le micro le temps d’une interlude à son morceau Mari de Kim. Quant au chanteur de Montpellier, Nemir sur Berkane, les deux artistes parlent de leur relation à leur père : “Raconte moi encore ton histoire / Allez papa s'il te plaît / On ne se sait pas quel jour tu es né dans cette maison en pierre / Très loin de la mer, très loin de ma mère (...) En 81, Papa a rencontré une blonde / 7 ans plus tard j'suis arrivé une nuit de mai”. Dans cette chanson centrale de l’album, JeanJass se permet un terrain éminemment personnel, touchant et introspectif, dans un rap à l’ancienne, fort et sans esbrouffe. Il ose même se confier sur son métissage (son père arabe et sa mère blanche) et son héritage culturel qui lui pesait alors enfant : “J'faisais semblant de faire le ramadan pour faire comme les autres / Aujourd'hui je n'ai plus honte”. Mais le morceau de bravoure de l’album, c’est le feat avec Akhenaton, sans surprise pour ce puriste de rap qu’est JeanJass : “La famille c'est le plus important comme dirait l'autre / Avec le reste du monde, j'ai pas toujours été réglo / Comme cette fille, j'ai eu peur quand elle m'a dit : "Je t'aime" / J'suis parti sans jamais répondre, ouais j'ai disjoncté / J'étais pas amoureux, j'aurais juste dû lui dire pour qu'elle passe à autre chose / J'suis un rabat-joie qui déteste les romans à l'eau d'rose / En gros, j'suis un connard, emoji mains qui prient”. Le marseillais chevronné lui offre ensuite un de ses meilleurs couplets depuis un moment, enchaînant les phases belles et saillantes, comme il est le seul à pouvoir écrire et interpréter : “La foi qu'on porte en nous est sélective car on côtoie dans le secteur, les voyous, les détectives / Cinq du mat' dans les geôles, pain rassis, Vache qui Rit, coup d'fil à mes parents, oh, mains qui prient” ou “J'n'invente pas le vie au gré de mes raps, ce sont mes raps qui sont les miroirs de ma vie / Dans ces rues, j'ai croisé des princesses, des pouffes niaises quand j'y traînais jusqu'à l'aube”. Du pur AKH au top.

Dans Président, JeanJass retrouve le rap-concept un peu gogol et marrant, mais pas seulement. Il se sert de cette distance que lui permet le second degré pour faire passer certaines idées conscientes sans en faire trop : “Même les fachos se disent : « Il est sympa le bougnoule » (Trop sympa) / Je leur souhaite de crever très douloureusement (Douloureusement) / Quand c'est moi qui l'dit, t'as vu ça passe crème”. Une petite prouesse en soi. Mais prédomine quand même le côté gogol hein, on va pas se mentir : “Oui je sais, en Belgique, y a même pas de président (Et alors) / Si j'étais le roi (Hein ?) / J'ai pas encore pensé à tout, je dois l'admettre (Ça c'est sûr) / Évidemment j'essaierais de vous la mettre (Ça c'est sûr) / En fait je crois que je ferais que de la merde (Ça c'est sûr)”. De quoi “devenir zinz' comme le mari de Kim”...

Le morceau qui résume le mieux Hat Trick est probablement Meilleure Vie, qui regroupe un peu toutes les obsessions (thématiques, verbales et formelles) de JeanJass. C’est aussi un titre qui lui permet d’amener l’auditeur à Derrière ses oreilles, le morceau suivant, et comme Caballero l’a fait dans son disque, JeanJass consacre cette chanson à sa chère et tendre, puis l’interlude qui suit (Climax), dans une écriture qui lui ressemble, simple et aiguisée : “Elle a peur que j'attrape un cancer, elle a peur des groupies en concert / Mais bébé t'es mon sunshine, dans ma vie t'es la seule femme”.


C'est ma femme ça, c'est une vraie G / Faut pas la faire chier (ouais j'sais d'quoi j'parle) / J'lui avais jamais écrit une chanson, l'amour, ça s'explique pas en deux couplets, nan / Toi et moi, ça marche comme wahed-zouj, j't'aime encore plus que le Maredsous / J'espère que nos enfants te ressembleront et qu'ils rapperont sale comme leur putain d'père / J'ai craché assez d'flammes, à part vieillir avec qu'elle, je veux plus rien faire / Je l'aime et je sais qu'elle le sait”

Dans Déconseillé, JeanJass fait de la prévention pour la jeunesse qui l’écoute, sans oublier d’être amusant pour autant, loin d’un manichéisme à la con, grâce à un message préventif sur son mode de vie (la fumette, le manque de sommeil, etc.). Il conclue avec Classico, le dernier titre de l’album, JeanJass ressasse le spleen artistique et existentialiste : “J'en profitе, il en faut peu pour que tout cеsse / J'y pense quand je suis tout seul / Le doute s'installe en douceur / J'espère au moins durer jusqu'à l'iPhone 12S / Enfin tu m'as compris, quand j'imagine l'avenir, putain, qu'est-c'que c'est nul / Bientôt trente ans, je suis presque sénile / Maman me dit qu'je suis encore jeune et con”. Le disque se clôture évidemment par les trois coups de sifflet de l’arbitre, mettant un terme à ce Classico plein de hat trick de son auteur.


Bilan global :

Caballero comme JeanJass, OSO comme Hat Trick, étonnent, détonnent, surprennent et divertissent avec une qualité qu’on ne soupçonne pas au prime abord, le côté cool et détendu du duo n’aspirant pas forcément la contemplation qu’on peut avoir pour d’autres rappeurs techniques ou importants. Pourtant ils le sont, forts et précis, simples et efficaces, dans une double-galette non seulement réussie mais aussi donnant du grain à moudre à ceux qui ont dormi sur les deux artistes. Caba et JJ, c’est de la frappe, au moins aussi pure que ce qu’ils fument. En plus de ça, c’est des vrais rappeurs, qui kickent sur des excellentes instrus, en plus de top-liner et de faire de la musique actuelle et pointue. Ça fait simplement plaisir d’entendre de la musique rappée pareille, d’une géniale efficacité. Et comme le dit si bien PLK au début d’OSO : “l'rap, ça sauve des vies”. Alors faites-vous vacciner (avec une double-dose).



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