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BLINDSPOTTING (critique)

Sorti il y a 3 ans jour pour jour dans les salles françaises, Blindspotting n'a eu qu'un succès d'estime, car déployé sur très peu de copies. Depuis, une série du même nom a vu le jour, tirée de cette œuvre essentielle, et son réalisateur a réitéré avec Summertime, sorti il y a peu en salles. Retour sur ce film toujours trop peu connu.

Il y a de ces films un peu précédés par leur hype festivalière, dont on se méfie malgré nous, surtout quand elle vient de Sundance, dont la qualité de la sélection s’avère être très fluctuante ces derniers temps. Blindspotting est de ceux-là. Mais avons-nous eu raison de nous méfier ? Rassurez-vous immédiatement, nous avons le droit ici au haut du panier. L’affect y est pourtant pour beaucoup, tant le film repose sur des lieux communs qui peuvent au prime abord rebuter. Mais c’est bien (toujours) la façon de faire qui importe, et c’est là que le film tire son épingle du jeu, haut la main qui plus est. Écrit et produit par le duo de comédiens Daveed Diggs (Hamilton, Black-ish) et Rafael Casal (Def Poetry Jam) et réalisé par Carlos Lopez Estrada, ce premier long raconte les trois derniers jours de conditionnelle de Collin et de son meilleur ami d’enfance Miles dans un Oakland changeant. De ce virage dans la vie de ce(s) jeune(s) homme(s), les auteurs tirent un véritable plaidoyer de tolérance, à destination d’une Amérique bipolaire, entre l’obésité et la santé green comme mode de vie, où on appelle les Blancs par le N-word, où un Noir à dreads est forcément coupable de quelque chose. Une Amérique où on abat des Noirs parce qu’ils sont noirs.

Mais tout ce programme sérieux et lourd est écrit et interprété avec tellement de style, d’humour et d’énergie qu’il n’en est que plus efficace (et digeste). Grâce notamment à une mise en scène classe et bien rythmée, alternant longs plans et points de montage cut, avec une esthétique et une lumière très moderne, aux contrastes et aux couleurs néons très belles – et à la mode, donc de fait datée ? La culture hip-hop ultra présente - dans la musique certes mais aussi le look ou les attitudes, est ici le témoin du sujet même du film : la musique du ghetto fait désormais partie intégrante et dominante de la culture pop, à l’image de ces hipsters qui viennent envahir le hood d’Oakland - point pivot de la culture urbaine en Californie. Sur une bande son aux couleurs locales telles que E-40, Mac Dre ou Kehlani, le jeune cinéaste Lopez Estrada tisse un récit à la fois simple de buddy-comedy, mais avec un discours social et politique fort et omniprésent, jamais lourd, et toujours original. Des scènes oniriques magnifiques parcourent le film, dotées un montage au cordeau inspiré du clip (milieu duquel vient le réalisateur) mais adapté à des techniques théâtrales (et toujours éminemment cinématographiques), avec des chorégraphies, mais aussi des éclairs de couleur et des travellings impressionnants. C'est d'ailleurs par ces mouvements (à la fois physiques et induits par le montage) que la mise en scène est la plus solide et pleine d'idées. Le film a par exemple la bonne idée de faire des transitions entre séquences par un montage mettant à la suite des plans jumeaux car très similaires, comme des gros plans frontaux ou des travellings latéraux. La fluidité du rythme global n'en est que plus forte.


Oakland, c'est le personnage principal de ce film, sorte de bulle d’hyperréalisme californien. De mémoire récente, on l’a rarement vu si bien représenté – un peu le pendant West Coast de ce qu'a entrepris Donald Glover au Sud-Est avec Atlanta. Grâce tout d’abord à ce montage d’introduction en split-screen (première occurence d'une figure de division binaire en miroir dont regorge le film), fait de vidéos web et d’images d’archives et tournées en mode documentaire pour le film, qui font état de l’énergie folle de cette ville en train de changer. De sa violence aussi. C’est d’ailleurs une scène de meurtre qui va guider Collin jusque dans un affrontement verbal en slam, face au policier ayant fait feu sur le jeune Noir abattu ce soir là. Témoin figé par son statut de Noir et d’ancien détenu - finalement deux choses immuables, sa couleur de peau et son passé, Collin n’a plus que les mots et sa culture pour mettre fin à ses cauchemars. C’est en mettant ce flic-assassin face à ses responsabilités que Collin trouve enfin une finalité à sa rédemption, déjà entamée lors de cette longue conditionnelle : il ne fume plus de beuh et s’efforce de rester à l’écart des ennuis, pourtant omniprésents autour de lui. Mais le problème matriciel de Collin, c’est d’être Noir aux États-Unis. Lors d’une géniale scène mêlant le rire au pire des malaises (qui rappelle les fameux récits de Michael Peña dans les Ant-Man), un homme raconte à son ami la soirée qui a menée Collin en prison. Une simple bagarre dont son ami Miles, pourtant impliqué mais Blanc, s’est tiré sans aucun ennui. Une bagarre qui a inscrit dans la mémoire de son ex-copine Val une amertume tout aussi prégnante qu’elle ne pense plus qu’à ça à chaque pensée le concernant. Ce fameux blindspotting (littéralement « angle mort ») qu’elle définit comme ses fameuses illusions d’optique dont on ne voit qu’une chose ou l’autre, mais jamais en même temps, la première chose qu’on voit restant la principale que notre cerveau retiendra - et du coup verra. Collin va vite se rendre compte que sa couleur de peau a malheureusement beaucoup à voir avec la façon dont on le perçoit. Un Noir avec des dreads, c’est son identité selon lui. C'est aussi, bien malheureusement, et encore plus en 2018, son chemin de croix.

Oakland, c’est aussi le lieu de naissance du fameux mouvement Black Panthers en 1966, fondé dans le but de protéger la communauté noire des violences policières et des inégalités de traitement qu'elle subit. Ce n'est donc sûrement pas une coïncidence de donner une telle importance à cette ville, dans un film qui traite des mêmes problématiques, 50 ans après. C’est aussi là d’où est originaire Killmonger, 'villain avec ses raisons' du film Black Panther sorti la même année, produit de la violence et des discriminations, qui conduira son ennemi T’Challa à changer d’avis et à installer de nouveau centres d’aide wakandais à la fin du film - et bien évidemment à Oakland en premier lieu. Pas étonnant donc de se rendre compte que le réalisateur Ryan Coogler est originaire de la ville. Et c'est bien là que Blindspotting est fort : arriver au bon moment, alors que le discours sur la représentation des communautés à Hollywood bouge enfin. Et Oakland a visiblement le vent en poupe, puisque Sorry To Bother You, autre chouchou indé de la critique US en 2018, se déroule et a été tourné dans la ville californienne, et traite lui aussi des questions raciales. C’est aussi le théâtre de l’excellent Bodied, autre film indé du clippeur Joseph Kahn (Detention), qui se passe sur la scène des battles rap underground d’Oakland, et qui a tout raflé en festivals. Si cette trilogie involontaire sur Oakland et la question raciale s’avère être une réussite de bout en bout - réponse lors de la sortie française de Sorry To Bother You - 2018 restera un témoin conscient et important de l’intelligence de la rue californienne concernant l’Amérique malade de Trump. Bien que les NWA viennent également d'une ville californienne, mais bien plus au Sud, il y a une phrase prononcée par Dr Dre dès l'ouverture de leur titre Straight Outta Compton, issu de leur album éponyme, qui parait toujours convenir aux commentaires politiques que peuvent apporter les œuvres urbaines, quelles qu'elles soient : « You are now about to witness the strength of street knowledge »


Le sujet de Blindspotting - brûlant - est évidemment de ceux-là, nécessaire et complet. Et son traitement n'en est que plus percutant, beau et plein d'intelligence. Blindspotting est un grand film rare, drôle et inventif, réellement sincère. Il est autant conscient de sa portée que des limites de ce médium cinématographique, dont il tente constamment de repousser les barrières, par l'image, le son, le mouvement, les répliques, la musique. Jusque dans sa manière de traiter son climax, en un slam énervé, surprenant et débordant par tous ces pores des limites de l'art cinématographique, que ces jeunes auteurs tentent de repousser au maximum. Alors la moralité, c'est de ne pas rester sur ses a priori, parce que la hype de ce film est amplement méritée.

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